Salvamer

I.DESCRIPTION GÉNÉRALE DE SALVAMER

Capitale : Salvar, la perle d’émeraude

Devise historique : « Sur et par les flots »

Inspirations : Raffinement, érudition, majesté

Gentilé : Salvamerois / Salvameroise

Nichée au-dessus des eaux turquoise de la lagune d’Émeraude, la cité de Salvar ne fait qu’une avec la Vaste-Mer. Supposément pris aux mains des légendaires Néréides, le havre de paix qu’est la lagune d’Émeraude permet depuis des siècles aux Salvarois de laisser libre cours à leur tempérament marin. Par des prouesses architecturales étonnantes, les fondateurs de Salvar sont parvenus à élever une ville de pierres sur les eaux de l’enclave marine. C’est à l’aide de ponts et de tunnels, respectivement façonnés au-dessus et au-dessous des canaux de la cité, que les différents bâtiments furent reliés entre eux, permettant l’émergence de la plus prestigieuse ville de tout le royaume. Malheureusement, les secrets de cet art de l’architecture lacustre furent perdus au cours des siècles et, de nos jours, nombre de passages sous-marins sont abandonnés et inondés. Afin de profiter de la vie citadine, les moins nantis -contrairement aux citoyens en moyens qui monopolisent et rénovent à grands frais la « vieille Salvar »- ont développé un réseau de pontons, de quais et de pilotis en bois destinés à accueillir leurs activités. À défaut de comprendre et de reproduire les techniques inégalées des anciens, les habitants de la région en imitent donc maladroitement les succès. Un véritable faubourg flottant entoure ainsi l’éternelle Salvar.

Historiquement, l’essentiel de l’activité économique et politique de Salvamer se tenait dans sa capitale et, surtout, dans ses ports donnant sur la mer orientale. Une forte tradition maritime guidait les décisions des dirigeants et il n’était pas rare que les terres à l’ouest et au sud de Salvar soient attribuées avec désinvolture aux premiers venus. Ajoutant à la mauvaise réputation des propriétaires terriens du palatinat, une large frange du territoire séparant Salvamer et Cassolmer est couverte de marécages inhospitaliers. Obtenir une terre dans les Saulnières -tel est le nom de cette zone- était donc rarement synonyme d’élévation sociale.

Cependant, au cours du quatrième siècle, avec l’affaiblissement de la traditionnelle famille régnante Acciaro de Salvar, l’influence des régions limitrophes à la capitale s’accrut. Grâce aux œuvres des familles Casielli, di Ontano et Visconti, ainsi que des corsaires de la Baie des Crânes, l’opulence propre à Salvar se répandit dans les campagnes de l’ouest et dans les ports du sud. Toutefois, cette meilleure répartition des pouvoirs et des richesses eut pour conséquence d’exacerber les tensions internes au palatinat. Au début de la Guerre de l’Avènement, le territoire se scinda donc en deux entités bien distinctes aux intérêts divergents : duché des Crânes au sud des Saulnières et Salvamer au nord. Désireuses d’affirmer leur hégémonie sur la Vaste-Mer, ces régions sont sujettes encore aujourd’hui à des rivalités palpables.

Le peuple de Salvamer, habitué au luxe des trésors architecturaux et marins, entretient une certaine condescendance envers le reste du royaume d’Ébène. La richesse et la liberté offertes par les étendues infinies de la Vaste-Mer ont effectivement insufflé aux Salvarois une soif démesurée du raffinement et des produits rares. Toutefois, malgré leur vanité indéniable, les sujets de Salvar savent reconnaître les mérites du travail dûment exécuté et, par le fait même, font preuve d’une discipline que jalousent leurs cousins d’Avhor.

La plupart des Salvamerois trouvent leur pitance dans des commerces peu lucratifs : extraction du sel dans les Saulnières, cultures maraîchères à l’ouest, réfection des vestiges de la vieille Salvar, etc. Cependant, chaque matin, les pêcheurs les plus prospères et ambitieux de la lagune et de la Baie des Crânes lèvent leurs voiles afin d’aller collecter au large des côtes les précieux trésors marins du pays. S’ils ne rechignent pas à la prise de quelques poissons ou crustacés, leur bonheur ultime réside dans la découverte de perles, blanches ou noires, et de coquillages colorés. La présence de ces produits luxueux près de Salvar explique en grande partie la prospérité du palatinat comparativement à d’autres régions au style de vie similaire. Autour de la culture des perles, des joailliers de talent ont fait leur apparition, permettant aux Salvamerois de s’affirmer comme chef de file en matière de production de bijoux et de carats dans le royaume.

Sur le plan vestimentaire, les chemises et chausses bouffantes aux couleurs marines, les pourpoints et les apparats de perles et de coquillages (pour les nobles et bourgeois) sont de mise. Navigateurs invétérés et amants de l’Histoire et du raffinement, les Salvamerois, sur mer comme sur terre, se plaisent à exhiber leurs richesses et leur opulence, que ce soit par des tissus fins ou des babioles disparates.

II.COMTÉ DE SALVAR

Point de rencontre des explorateurs en quête d’aventures, des navigateurs aux mille récits de batailles et des courtisans voués au Vrai et au Beau, l’ancestrale cité de Salvar est le lieu de naissance de la plupart des exploits de notre temps. Le voyageur remarquera les majestueuses architectures de la “Perle de la Vaste-Mer”, le marchand sera séduit par ses ports et l’aristocrate y trouvera le renom, mais que reste-t-il pour le Salvamerois? Derrière les ports grouillants et les manoirs cossus se cachent en effet des jeux politiques que peinent à dissimuler les pouvoirs de la vieille cité. Si la grandiose Salvar a su demeurer imperturbable à travers les guerres, c’est d’abord par le biais d’un habile jeu de négociation, d’échanges, et surtout, de vastes richesses en provenance des quatre coins de Célès.

Cité abritant le Symposium des Justes, assemblée des hauts seigneurs de Salvamer, Salvar est dirigée par la seigneur-palatine Dondalla Acciaro. Descendante de l’antique lignée, son pouvoir est toutefois plus symbolique que tangible. Après le renversement du seigneur-palatin Lorenzo Acciaro en 323, ce sont désormais les grandes familles de Salvamer qui dirigent en commun la capitale régionale. Théoriquement, cette gestion se fait de pair avec les dignitaires avhorois dans le cadre de l’alliance de la Ligue des Mérillons, mais, depuis l’élection du Mécène-Palatin Augusto Filii à la tête de Vêpre, les représentants du palatinat des vignes boudent le Symposium des Justes, ce qui met en grave péril l’alliance de la côte est.

-Géographie-

Véritable cité portuaire, Salvar s’est développée par et pour la mer. Fière d’une architecture ancestrale héritée du peuple des Mérillons qui encore à ce jour fascine les architectes du continent, Salvar dresse fièrement ses phares, principaux repères pour quiconque voyageant vers les côtes de l’Est ébènois. Nichée au coeur de la lagune d’Émeraude -dont le nom découle des reflets cristallins sur ses eaux- donnant sur la Vaste-Mer, la vieille cité bénéficie d’un climat doux et tempéré. Les brises estivales et les parfums marins qui l’enveloppent la rendent particulièrement attrayante autant pour les marchands de la côte et que pour ceux de la Ligue d’Ardaros qui viennent y transiger leurs exotiques marchandises. Si les bas-fonds irréguliers des eaux du delta rendent la navigation en ces lieux particulièrement délicate, les voyageurs peuvent compter sur les réputées cartes dessinées de la main de l’ancien seigneur-palatin Lorenzo Acciaro pour s’orienter. Sans ces précieux outils, nul doute que Salvar ne serait pas devenue la “Perle de la Vaste-Mer”, telle que la surnomment certains érudits.

Le territoire de Salvar est réparti sur quatre îles et une péninsule. L’essentiel de ce que l’on appelle “la Vieille Salvar” se situe sur les deux îles de l’ouest, Meria et Vara. Par des prouesses architecturales étonnantes, les fondateurs de Salvar sont parvenus à élever une ville de pierres sur les eaux de l’enclave marine à cheval entre ces deux îlots. C’est à l’aide de ponts et de tunnels, respectivement façonnés au-dessus et au-dessous des canaux de la cité, que les différents bâtiments furent reliés entre eux. Malheureusement, les secrets de cet art de l’architecture lacustre furent perdus au cours des siècles et, de nos jours, nombre de passages sous-marins sont abandonnés et inondés. Or, n’entre pas au coeur de la vieille capitale qui veut. C’est bel et bien pour les mieux nantis et les étrangers que Salvar fut pensée. Pour quiconque n’ayant pas le luxe de posséder un galion, voire une humble frégate, l’accès aux portes relève de l’utopie. Dans un désir pleinement assumé d’éradiquer toute contrebande, les autorités salvaroises exercent un contrôle serré des déplacements autour de leurs installations ancestrales et réputées.

La situation n’est pas bien différente au coeur de la ville. Les canaux faisant office de rues ne rendent que plus visible le clivage entre les quartiers riches et les lieux populaires, quelques follets suffisant à distinguer ceux pouvant se payer les services d’un gondolier de ceux qui ne le peuvent pas. Pour ceux qui accèdent à la cité maritime, toutefois, les merveilles sont multitude. Villas cossues, théâtres et opéras, musées naturels, chaque bâtiment de la vieille Salvar se présente tel une oeuvre à la gloire des explorateurs et érudits des temps anciens ayant foulé la pierre de ses sols. C’est également dans l’ancienne cité que se trouvent l’ancien palais des Acciaro, désormais hôte du Symposium des Justes, ainsi que plusieurs ambassades destinées aux dignitaires de tous horizons.

Pour le peuple commun, c’est cependant dans l’arrière-ville continentale, à Lagune-sur-Mer sur la péninsule, que se déroule la vie quotidienne. Pâle copie de ce qu’aspire à être la vieille cité, les extensions terrestres de Salvar n’ont pas su profiter des héritages Mérillons de leur métropole. L’absence de garde sur les frontières continentales rend le lieu propice aux pillages de tout acabit. En effet, l’extrême sécurité des ports salvarois de l’est a pour conséquence de déplacer la criminalité extérieure vers les quartiers ne bénéficiant pas de cette protection. Automatiquement pillées et sabotées, les oeuvres de Lagune-sur-Mer ont dès lors vite été abandonnées par leurs commanditaires au profit d’installations misant sur la sécurité et l’utilité. Tandis que les riches galions transportant les dignitaires et marchandises de l’étranger convergent directement vers les ports de la Vieille ville, Lagune-sur-Mer se contente d’accueillir les pêcheurs, récolteurs de crustacés et négociants de matières premières. Néanmoins, contrairement à bien d’autres populations citadines où le clivage entre riches et indigents mène à des frictions parfois violentes, Salvar a su historiquement faire naître dans le coeur du petit peuple une fierté exacerbée pour ses élites à grands coups de parades militaires, de défilés festifs et de marches triomphales. Artisans de l’ombre de la création du Vrai et du Beau, les gueux se savent porteurs des exploits de leurs élites.

Au nord-est de la lagune, bordées par la Vaste-Mer, les îles sauvages d’Alvar et Lydia font office de frontières orientales au comté de Salvar. Si celles-ci n’accueillent aucune agglomération remarquable, bien fou serait celui qui oserait les qualifier d’abandonnées. Sur Lydia, la plus petite île, se trouve en effet le phare-forteresse de Cap-de-l’Écu. Cette place-forte fut construite avant le début de l’ère royale par les ducs Mérivar afin de prévenir les incessants raids pirates en provenance de Pyrae et des îles d’Elfeand. Après le Sang’Noir, il devint le principal point de ralliement de l’Escroix, armada de Salvar, dans sa lutte contre les puissants Contrebandiers des Écores. Cependant, en 323, une bonne partie de la flotte palatine fut coulée par de mystérieuses créatures marines. Au cours des années suivantes, la Guerre de l’Avènement battant son plein, la Ligue des Mérillons investit des ressources colossales dans sa reconstruction. C’est à Cap-de-l’Écu que l’alliance décida de construire son nouveau port militaire, contrôlant alors encore plus fermement l’entrée dans la lagune d’Émeraude grâce à l’armada de l’Escroix.

Entre la Vieille Salvar et l’îlot de Lydia s’étend enfin l’île d’Alvar, boisé seigneurial à l’usage exclusif de la haute-noblesse de la cité. Recouverte d’une dense forêt, Alvar était destinée avant le début de l’ère royale à un rôle de réserve de bois pour les chantiers navals. Or, lorsque le premier palatin Acciaro monta sur le trône salvamerois, celui-ci proclama que la porte de Salvar devait être telle un boîtier de velours contenant une perle : magnifique, mystérieuse et romantique. En l’honneur de son épouse Allia Mérivar, Sebastian Acciaro transforma l’île d’Alvar en un immense jardin romantique où, sous la canopée verdoyante, se dressaient au hasard du regard des chalets, manoirs, fontaines, statues et autres odes à l’amour et à la beauté. Fidèles à la tradition initiée par leur ancêtre, les Acciaro suivants agrémentèrent tous les boisés d’une oeuvre ou d’une construction nouvelle sujette à combler l’oeil du visiteur. Encore aujourd’hui, on raconte que les “Bois de la Passion” peuvent raviver n’importe quelle flamme amoureuse vacillante.

-Histoire-

L’histoire de Salvar est intimement associée à celle de la côte est du royaume. Dans les temps anciens, alors que les Enfants d’Arianne descendaient des Monts Namori et que le Peuple de Vindh débarquait sur les côtes de l’actuelle Felbourg-la-Cité, des marins firent leur apparition au large des plages orientales. N’ayant aucune filiation avec les Ardarosiens, ils ne révélèrent jamais leur véritable origine, se contentant de se présenter comme les “Mérillons”. Dès leur arrivée, ils s’approprièrent l’actuelle lagune de Salvar et en bannirent les mythiques Néréides qui y nichaient. Nous n’avons que peu de traces des affrontements qui suivirent en ce lieu, mais les comédiens d’Avhor se plaisent encore à mettre en scène la « Tragédie d’Orée », prestation théâtrale dans laquelle les légendaires Néréides quittent volontairement leur lagune à la suite du décès bouleversant d’un enfant innocent. La fin des hostilités entre Mérillons et Néréides permit aux envahisseurs d’étendre leur hégémonie vers l’ouest pour fonder, entre autres, la ville de Vêpre.

Avant le déclenchement du Sang’Noir, ce fut la famille Mérivar qui régna sur Salvar et son duché. Or, lorsque la maladie atteignit la lagune, les Mérivar insistèrent pour gérer par eux-mêmes la crise et entrèrent directement en contact avec les damnés s’agglutinant à leurs portes. Lorsque la délégation noble entama ses négociations avec les gueux, une violente émeute se déclara, submergeant la garde ducale. À la fin de cette triste journée, les corps des dirigeants Mérivar gisaient au fond des canaux de Salvar tandis que le chaos s’emparait de la ville. Afin d’extraire la région de ce marasme, Sébastian Acciaro, amiral de la flotte de Salvar et puissant noble sans terre, offrit à l’ultime survivante des Mérivar, une jeune demoiselle nommée Allia, d’unir leurs deux familles dans les liens sacrés du mariage. En échange de l’argent et des contacts militaires des Acciaro, la Mérivar acceptait d’associer son nom à celui de Sébastian et de donner le nom de son époux aux éventuels héritiers. Évidemment, la conséquence directe d’un tel contrat était l’assimilation des Mérivar à sa moindre contrepartie. Néanmoins, cette alliance permit à Salvamer de survivre jusqu’à l’arrivée du Prophète. Ce n’est qu’en l’an 7 de l’ère royale, lorsqu’Allia décéda d’un souffle au coeur, que le nom des Mérivar s’éteignit définitivement. Succéda au rang de seigneur-palatin Sébastian puis, à l’âge de sa majorité, son fils, Vittario Acciaro.

Pendant près de trois siècles, Salvar, sous le règne éclairé des Acciaro, sut tirer son épingle de la scène politique d’Ébène. Relativement épargnée par les guerres continentales à travers les époques, Salvar doit sa situation actuelle à un habile jeu d’équilibre entre traditions et modernité. C’est avant tout sur mer que se déploya la puissance des palatins de l’est. Grâce aux dizaines de galions, caravelles et galères de l’armada de l’Escroix, les seigneurs de Salvar monopolisèrent pendant longtemps le commerce sur la Vaste-Mer et furent les instigateurs d’expéditions outre-mer. Si les érudits débattent encore de la question, on leur attribue la “découverte” des îles de la Ligue d’Ardaros, de même que la position exacte de l’île de Marbelos menant dans les anciennes terres de la république du Firmor. Plus récemment, ce sont les Salvamerois qui atteignirent les premiers la mystérieuse île de Canopée et colonisèrent le continent perdu d’Ascandia. Deux Acciaro parvinrent même à obtenir le statut de prince d’Ébène, le dernier en date étant Ferrinas II dit l’Explorateur, reconnu pour son ouverture sur le monde et ses audacieuses -et ruineuses- expéditions.

Le règne des Acciaro devait toutefois prendre une nouvelle orientation au quatrième siècle. Lorenzo Acciaro, pour qui l’honneur, la chevalerie et les serments étaient des concepts sacrés, se heurta violemment à plusieurs de ses comtes et comtesses aux tempéraments plus machiavéliques. La première rixe, fort tragique, survint lorsque Lorenzo, informé d’une attaque imminente des chevaucheurs Vors sur sa cité, insista pour protéger ses terres plutôt que d’en brûler une partie pour affaiblir l’ennemi tel que suggéré par ses vassaux. Lors des combats aux portes de Lagune-sur-Mer, le seigneur-palatin chuta de sa monture et perdit l’usage de ses jambes. En proie à une colère sourde, il renvoya de son palais les émissaires de ses “félons” subordonnés. Peu après, Hautes Plaines, Coraux, Émeraudes et même des alliés Avhorois débarquaient sur l’île de Vara afin de le renverser et de le remplacer par sa fille Ezzra, jugée plus modérée. Lors d’une ultime bataille au nord de Salvar, c’est Bartolomeo Brezra, comte de Villeroc et dernier vassal d’envergure fidèle à Acciaro, qui mena les armées palatine et subit un violent revers. Après les affrontements, il vit son seigneur remettre son titre à sa fille tandis que le sien était temporairement suspendu le temps que le Symposium des Justes ne s’organise.

Au lendemain du renversement, le nouveau Symposium des Justes, chapeauté par Ezzra, rassemblant Avhor et Salvamer à l’intérieur de l’alliance de la Ligue des Mérillons accepta d’accorder le contrôle de l’Escroix à Lorenzo en guise de remerciement pour son dévouement à son palatinat. Tandis que le royaume sombrait dans le chaos de la Guerre de l’Avènement, Salvar débuta une valse périlleuse de transformations politiques. Veillant à ce que les combats avec le Duché des Crânes et les Monarchistes restent loin de ses terres, Salvar préserva son capital afin d’établir une véritable cité-état émancipée (autant que faire se peut) des conflits externes à ses murailles. Vêpre n’étant plus que l’ombre d’elle-même après la trahison de la famille palatine Filii, c’est à Salvar que le Symposium des Justes prit racine. Comtes, représentants de nobles familles et héros de l’est furent dès lors invités, sous le regard d’Ezzra, à se rassembler mensuellement dans la cité maritime afin de décider des politiques de l’alliance. Tant que la Guerre de l’Avènement dura, il fut aisé pour les vétérans de guerre et illustres personnages comme Umberto Casielli ou Philippe IV d’Ambroise de préserver l’unité de la ligue. La menace immédiate représentée par un Duché des Crânes au sud ou des légions felbourgeoises à l’ouest empêchait un quelconque questionnement des institutions politiques républicaines.

Cependant, après la signature de la paix entre Monarchistes et Républicains (Salvar ne signa aucune paix avec le Duché des Crânes, refusant d’en reconnaître la légitimité), les premières brèches apparurent dans l’étincelante alliance. Sans ennemi pour resserrer les rangs et avec la mort des principaux héros fondateurs que furent Victor et Umberto Casielli, Benito Di Ontano et Philippe IV d’Ambroise, il ne resta que bien peu d’enthousiasme chez la nouvelle génération de seigneurs et de dames pour maintenir le pouvoir centralisé de la Ligue des Mérillons. Le Symposium des Justes, supposé rassembler l’élite d’Avhor et Salvamer, ressemblait de plus en plus à un “club privé” qu’à une véritable assemblée républicaine. Lors de ses réunions mensuelles, seuls les plus hauts dignitaires -les Tribuns- y avaient une voix, ce qui n’empêchait pas le peuple de venir leur soumettre leurs doléances.

En 373, cette alliance fragile fut d’ailleurs mise à l’épreuve lors de la Guerre des Calciente. Au milieu de l’été, ce qui devait être une simple partie de Calcio entre Salvar et Cuero Verde dégénéra en affrontements armés entre les deux entités salvameroises suivant la mort suspicieuse sur le terrain de Giliano Verdi, fils de l’amirale de l’Escroix du moment Shoshanna Verdi. Les landes séparant les deux cités devinrent rapidement rouges de sang, les soldats autant que les civils se livrant des batailles complètement insensées. Progressivement, le Duché des Crânes et le nord de Salvar entama la mobilisation de leurs troupes tandis que des guerriers de la région désertaient leurs régiments royaux pour se joindre aux combats, le tout menaçant d’emporter une part importante du royaume dans le conflit. Y voyant un péril pour la stabilité de l’Est du royaume, la Reine dépêcha sur les lieux les régiments avhorois et cassolmerois afin d’y imposer la paix. Il fallut deux années aux armées royales pour atteindre leur objectif de pacification, chaque tentative de retrait étant suivie par une reprise des hostilités par la population elle-même.

Les Tribuns, percevant de moins en moins la pertinence de ces longues et coûteuses rencontres, commencèrent à se faire représenter lors des assemblées par des émissaires et diplomates. Les réunions cessèrent peu à peu d’être porteuses de décisions fermes et les pouvoirs se décentralisèrent, et ce malgré les efforts des Avhorois Mandevilla qui militèrent en faveur à l’automne 379 d’une révision plus équitable de la représentation avhoroise et salvameroise lors des prises de décisions. Or, même cette initiative née des meilleures intentions fut plongée dans la controverse lorsque plusieurs Salvamerois ne purent se déplacer à temps pour se prévaloir de leur vote. Ironiquement, le renforcement de l’union entre les provinces de l’est avait mené à sa fragilisation.

En 380, le Symposium des Justes frôla de nouveau l’implosion lorsque la Couronne exigea de ses représentants qu’ils élisent parmi eux l’état-major de la reconquête de la Lance d’Ardar. La lutte fut féroce afin de déterminer qui d’entre les adeptes de la Caliamana avhoroise et les navigateurs de Salvar allaient prendre le commandement des armées de l’Est. Dans les forêts du comté du Port-de-l’Anse, de vicieuses embuscades furent même tendues à l’endroit de dignitaires avhorois afin de les tenir à l’écart des assemblées décisionnelles tenues à Salvar. Le vénérable héros de la Guerre de l’Avènement Puig de Pallars fut l’une des cibles de ces guet-apens, mais parvint à en réchapper afin de proposer que cette querelle soit résolue dans le cadre d’un match de Calcio tenu à l’ombre du château de Haut-Bois. Au terme d’un affrontement sportif sanglant, les Avhorois furent sacrés vainqueurs, évitant une nouvelle fois l’éclatement de l’alliance orientale.

La reprise de la guerre ouverte entre Salvamer et le Duché des Crânes fut le dernier clou dans le cercueil du Symposium des Justes en tant qu’alliance entre Vêpre et Salvar. En 381, le Duché des Crânes lança des représailles sur l’Escroix -la célèbre armada de Salvamer- à la suite de l’exécution sommaire de sa duchesse Néréia en Hurlemer. Pour le duc des Crânes Scarletin de Fern, le pseudo-procès pour hérésie mené par les inquisiteurs de Salvamer à l’endroit de son épouse constituait une impardonnable trahison méritant un châtiment historique. Sur la Vaste-Mer, la flotte des Crânes, escortée de créatures marines mystérieuses baptisées “Capisthéons”, fut mobilisée et piégea l’amirale de l’Escroix, Shoshanna Verdi. Dans une bataille nocturne dont ne revint aucun survivant, Verdi et près de cinq cents marins des frégates de la 3e Division de l’Escroix disparurent en mer.

Dès lors, la Mécène de Vêpre du moment, Laia Melia, n’eut d’autre choix que de répondre à l’appel de guerre de Salvamer et d’inviter les seigneurs avhorois à déployer leurs armées aux côtés de l’allié Mérillon. Au début de l’année suivante, au terme d’affrontements violents dans les marais des Saulnières, les forces alliées de la Ligue des Mérillons s’emparèrent du château de Coeur-de-Sel, affligeant un coup dur à leurs adversaires des Crânes. Tragiquement, cette victoire ne devait être que de courte durée. Tandis que les combattants, confiants de leur position à Coeur-de-Sel, entreprenaient de conquérir le reste des marais vers le sud, un ennemi inattendu fit son apparition. Confirmant les rumeurs d’alliance, des contingents d’Éternels et de Kohurus -de redoutables assassins- arborant la bannière du kraken enflammé ardarosien des Disciples de Mura’Ahi se greffèrent aux effectifs des Crânes. En quelques semaines, les hérétiques reprirent le territoire perdu et forcèrent l’avant-garde à abandonner Coeur-de-Sel. La puissante cavalerie des Acrobates des Ronces, fine fleur de la chevalerie montée du palatinat, se trouva isolée par l’ennemi au sud des frontières. Forcée de mettre pied à terre dans les marais, elle fut encerclée par les assassins ardarosiens qui, pendant plusieurs jours, s’amusèrent à la traquer et la saigner. C’est décimée et au compte-goutte qu’elle regagna finalement la Marche de Marmagne deux semaines plus tard.

À l’été 383, Laia Melia abandonna son poste au profit d’Augusto Filii. Partisan d’une Avhor indépendante et axée sur ses propres intérêts, il instigua un mouvement de retrait du Symposium des Justes parmi l’aristocratie avhoroise. Malgré les gains subséquents de la Ligue des Mérillons lors de la libération de la dépendance de Peyguevan en Cassolmer des mains du Duché des Crânes, les commandants d’Avhor rapatrièrent leurs troupes du front et confirmèrent la fin officieuse de la lutte commune.

À la tête de la cité de Salvar règne présentement la seigneur-palatine de Salvar et Gardienne du Symposium des Justes Dondalla Acciaro, occupant cependant un rôle plus symbolique que réel. Effectivement, si le pouvoir salvamerois a su contenir les ferveurs républicaines des nobliaux en misant sur la négociation, les fondements du pouvoir n’en demeurent pas moins précaires. Hormis en temps de guerre, la famille régnante s’en remet habituellement à son conseil rapproché afin de prendre les décisions qui affectent la cité. Outrepasser ce pouvoir, bien que possible en théorie, résulterait en une situation de crise, voire de guerre civile, qu’aucun Salvamerois ne souhaite connaître. C’est donc dans un jeu de pouvoirs quotidien que les conseillers de Dondalla Acciaro tentent de faire pencher la puissante balance de l’Est vers leurs propres intérêts tout en se faisant un devoir d’honorer le serment traditionnel de protection Salvamer envers la dynastie royale et son actuelle représentante, la Divine Adrianna.

En 383 de l’ère royale, les Tribuns salvamerois du Symposium des Justes sont les suivants…

  • Dondalla Acciaro, seigneur-palatine de Salvar et Gardienne du Symposium des Justes.
  • Giulianno Merizolli, comte des Hautes Plaines et patriarche de la famille Merizolli
  • Fabrizia Casielli, matriarche de la famille Casielli
  • Anastasia Visconti, comtesse de Port-de-l’Anse et matriarche de la famille Visconti
  • Roberto Ruspoli, argentier de la Banque de Salvar, filiale de la Marine des Mérillons
  • Violetta Vincentini, doyenne de l’Académie Rozella et comtesse de Venezia
  • Zeferina Strozzi, capitaine de la Garde de Salvar
  • Luisa Rinaldi dite “Le Maelstrom”, représentant de Lagune-sur-Mer et porte-parole du “peuple”.
  • Floriana Brezra, marquise en Marmagne
  • Tommaso Bianchi, amiral de l’Escroix

III.COMTÉ DU PORT-DE-L'ANSE

Comté né de l’union de deux grandes familles salvameroises -les Visconti de Côte-Rouge et les Casielli de Coraux-, le comté du Port-de-l’Anse occupe tout le nord-est de l’ancien palatinat de Salvamer. Riche de nombreuses ressources naturelles et lieu de naissance de plusieurs personnages illustres de l’histoire récente d’Ébène, Port-de-l’Anse constitue le lien entre Salvar et Avhor, entre la Vaste-Mer et le continent. Malgré l’attention constante dont jouit la capitale de Salvar, son influence économique, politique et culturelle demeure non-négligeable.

Anastasia Visconti, fille adoptive d’Antonin Visconti et de Luciano Casielli, mène la branche salvameroise de la famille Visconti. Mécène des arts à Salvar et Tribun au sein du Symposium des Justes, elle est aussi derrière plusieurs entreprises commerciales menées par la famille Casielli. Quoique réputée pour son tempérament acrimonieux et machiavélique, elle se fait un devoir d’ouvrir les ports du comté aux explorateurs et navigateurs désireux de braver de nouveaux horizons ou de remplir un peu plus la Galerie Visconti d’Histoire naturelle, musée en l’honneur des curiosités rapportées des quatre coins de Célès.

-Géographie-

Le comté de Port-de-l’Anse est une création relativement nouvelle, née de la fusion de deux entités historiques plus anciennes : le comté de Côte-Rouge, formant la partie continentale du domaine, et l’archipel y faisant face (l’île de Venezia exclue), anciennement connu sous le nom de comté des Coraux. L’ensemble constitue maintenant l’un des fiefs les plus prospères de l’est du royaume, en raison notamment de l’exploitation des ressources naturelles y prospérant.

L’ancienne Côte-Rouge représente le nord-est de Salvamer, une région remarquablement plus boisée que la majorité des fiefs salvamerois et avhorois à proximité. Une qualité du sol relativement défavorable à l’agriculture, une multitude de petites collines rocheuses et d’impressionnantes falaises ocres, auxquelles la région doit son nom, ont découragé l’établissement de cultures céréalières ou maraîchères à large échelle. Les établissements humains s’y concentrent en deux secteurs principaux : la côte elle-même, ponctuée de villages de pêcheurs et de deux seules villes dignes de ce nom, et les rives de la modeste Rivière aux Corbeaux, dont la source se trouve en Avhor.

Larçis-sur-Mer, cité de taille modeste nichée entre la côte escarpée et la mer, est la principale ville du comté de Port-de-l’Anse. Elle se déploie sur de multiples paliers aux escaliers innombrables et aux terrasses où s’entassent des bâtiments aux tons pastel, chapeautés de coupoles dorées et argentées, et ceints de jardins parfois minuscules, mais toujours entretenus impeccablement. Le climat doux y permet la culture d’agrumes, particulièrement d’oranges. On notera aussi, en bord de mer, un port encore aujourd’hui bien prisé par les explorateurs et navigateurs en route vers Salvar. Joyau culturel, on y retrouve plusieurs musées et galeries d’art, la plus importante étant de loin la Galerie Visconti d’Histoire naturelle. Y sont exhibés, entre mille autres curiosités, un squelette de boustrophédon entier et une gigantesque fresque narrant les événements de la Guerre des deux Couronnes réalisée sous le règne du prince Élémas IV. Sous la galerie et désormais ouverts au public serpentent cavernes et tunnels où furent dissimulées de nombreuses oeuvres d’art pendant la guerre afin de les protéger des griffes des fidèles des austères et populistes Désirants ayant brièvement occupé l’endroit. Plus tard, les partisans de la famille Casielli se servirent du réseau lors de leurs escarmouches locales contre les forces de la Garde Céleste, qui maintenait une base d’opérations à Larçis-sur-Mer dans les quelques mois suivant la mise à mort de l’ancien baron des lieux, l’hérétique Auguste Visconti.

Légèrement plus au sud se situe la ville de Port-de-l’Anse-la-Cité. Établie sur les côtes un peu moins abruptes aux abords de l’estuaire de la Rivière aux Corbeaux, c’est, depuis la création du nouveau comté, le siège officiel du territoire. On y retrouve, dès la fondation de la ville, la Villa Visconti, un ensemble de bâtiments peu fortifiés incluant un vignoble et deux bassins ornementaux. Domaine nobiliaire salvamerois typique, on y décèle une recherche esthétique évidente, mais qui ne s’égare pas dans l’excès. Un modeste verger de citron y fut planté par la malheureuse première épouse du premier Connétable d’Ébène Hadrien Visconti, Farabella Cuccia, pendant son bref séjour sur place. Au pied de la colline où se dresse le domaine seigneurial. Port-de-l’Anse se démarque principalement par son industrie forestière, scieries et entrepôts y traitant le bois coupé un peu plus loin dans les terres, en amont de la Rivières aux Corbeaux. Doublée d’une route, ce modeste affluent navigable par les barques à fond plat remonte jusqu’à Caliamo en Avhor et constitue donc la voie d’accès principale entre Vêpre et Salvar.

Quant à l’archipel des Coraux, séparé du continent par un bref canal, ses seigneurs ont su préserver son caractère sauvage. Les îles côtières sont en effet peu peuplées, hormis par quelques pêcheurs profitant des eaux chaudes et foisonnantes de la Vaste-Mer à longueur d’année. On y retrouve quelques lieux fortifiés, hérités de l’époque de la famille Casielli, qui y maintenait une partie de ses activités avant la chute de plusieurs de ses membres associés à l’organisation terroriste de l’Ordre. Effectivement, autrefois, les bourgs côtiers de Madréport, Aurelino et, surtout, de l’Anse-aux-Oursins y prospéraient. La clémence des courants, en raison de la topographie des hauts-fonds, donnait à l’île des airs de véritable havre de paix. On raconte qu’aucune guerre ni tourment ne pouvait y perturber la quiétude des eaux, où s’amusaient joyeusement les filles et les fils des marchands et pêcheurs qui s’arrêtaient pour profiter des commodités du lieu avant de poursuivre leur route vers Salvar. L’arrivée de la famille Casielli dans le comté avait alors été le signe d’un renouveau pour l’endroit. Après la Guerre des deux Couronnes, les canons et balistes mobilisés pour l’effort de guerre avaient cédé leur place à des étals commerciaux attirant moult voyageurs venus se ravitailler, octroyant à l’endroit une ambiance chaleureuse parfois euphorisante. Malheureusement, la déchéance de plusieurs Casielli -dont la célèbre Delfina- causa un exode transformant ces communautés en de modestes hameaux où l’odeur de poisson flotte en permanence.

En 380, le quotidien paisible des insulaires de Madréport fut toutefois perturbé lorsque l’Union artisane d’Yr, financée par des Sarrens de la famille Azraki du clan Sannor, obtint de la comtesse Anastasia Visconti l’autorisation de construire un chantier naval fortifié guettant l’embouchure de la lagune d’Émeraude. Le Bastion de l’Union, comme on le baptisa, fut érigé à une vitesse fulgurante, l’urgence provoquée par la guerre sainte contre la Ligue d’Ardaros justifiant le déploiement rapide d’importantes cohortes ouvrières et d’innombrables cargaisons de matériaux de construction. Comme l’usage principal du Bastion de l’Union était de protéger la cité de Port-de-l’Anse, il fut décidé d’utiliser une fortification bastionnée, un glacis et un fossé pour ceinturer le bastion dont la tour est haute de quatre étages. En plus de ces murs défensifs, le bastion est équipé de puissants canons disposés autant dans la tour que sur les fortifications. En son coeur, des geôles -la Prison de l’Épine- rassemblent des criminels de partout sur le continent. Aux fortifications s’ajoutèrent en 381 des chantiers navals d’envergure permettant la construction de forteresses-flottantes inspirées des colossaux Atak’Ebunaï ardarosiens. Derrière cette initiative se cachait plus particulièrement l’Architecte en chef de l’Union artisane d’Yr, Baruch Azraki. Cependant, dès le lendemain de sa construction en 380, cette imposante forteresse maritime contrôlée par des intérêts extérieurs au Symposium des Justes provoqua des remous parmi les Tribuns, ceux-ci voyant d’un bien mauvais oeil la flexibilité commerciale et politique de l’Union des artisans. Cette méfiance fut exacerbée par la vente confirmée de l’une de ces forteresses-flottantes au Duché des Crânes en 382, ce qui rendit possible la fondation du Fort-Saphir en Ascandia.

Enfin, notons la présence au large du Pic-à-la-Veuve, un rocher solitaire émergeant de la Vaste-Mer, à mi-chemin entre les côtes salvameroises et de la Lance d’Ardar. Pour le navigateur mal averti, cette apparition en pleine mer ne représente aucune menace à première vue. Or, sous la surface, des dizaines d’étocs similaires attendent les navires. Au fil des siècles, les autorités cessèrent de recenser les naufrages provoqués par ce piège naturel. On lui attribua plutôt un sobriquet révélant sa dangerosité : le Pic-à-la-Veuve. Les marins du Port-de-l’Anse, familiers avec ses dangers, se font un devoir de guider les marins dans cette région.

-Histoire-

Fiefs historiques respectifs des familles Casielli et Visconti, les comtés des Coraux et de Côte-Rouge ont fusionné à la suite des aléas de la Guerre de l’Avènement.

Côte-Rouge, demeure des Visconti depuis le 2e siècle de l’ère princière, fut brièvement usurpé des mains de cette vieille famille lors du passage des grandes familles felbourgeoises exilées à l’aube de la Guerre des deux Couronnes, les Delorme et les Souard chassés de leur terre d’origine après le triomphe de la famille Aerann à l’ouest. Ayant parié sur le mauvais prétendant lors des deux conflits -les Lobillard lors de la guerre civile de Fel et la princesse Isabelle lors de la Guerre des deux Couronnes-, ces familles furent à nouveau expulsées de leurs fiefs lors de la restauration de l’autorité du prince Élémas IV sur le territoire salvamerois. Loyalistes du palatin Acciaro et d’Élémas IV, les Visconti, menés par Cesare Visconti (qui mourut soudainement, potentiellement assassiné par d’anciens partisans des Désirants), puis par son fils Hadrien, furent rétablis en 321 sur leur fief ancestral. Confronté d’une part au désintérêt croissant du comte Hadrien et de l’autre à l’hérésie rapidement révélée de son cousin Auguste Visconti, le comté connut par la suite des temps troublés. Siège d’un éphémère chapitre de la Garde Céleste et d’affrontements entre les partisans de la princesse Théodoria et les forces terroristes de l’Ordre, le comté échappa de peu à l’anarchie.

Ce sont les deux ressortissants les plus discrets de la famille Visconti, Antonin (le demi-frère bâtard d’Hadrien légitimé par lui-même) et son oncle Claude qui rétablissent un semblant de stabilité sur le territoire. Comptable de profession, Antonin assura une gestion rigoureuse et sobre du fief, prospérant en évitant les scandales et en misant sur l’exportation de bois d’oeuvre vers les chantiers navals de Salvar, toujours avides de ressources premières pendant les longues années de la Guerre de l’Avènement. Les Coraux, juste en face, développèrent à cet effet une synergie avec son voisin continental. Siège du pouvoir d’Umberto Casielli, l’un des amiraux les plus renommés du conflit, l’archipel fut témoin d’une activité frénétique pendant toute la durée des hostilités. De nombreux navires militaires ou marchands y furent construits, entre autres grâce au soutien matériel de Côte-Rouge, aux connexions financières et marchandes des Casielli et au génie maritime des ouvriers de Rozella dans les chantiers de Venezia, à proximité.

La Guerre de l’Avènement se conclut sous de mauvais auspices au comté des Coraux. La défaite du camp républicain, de graves difficultés économiques et le décès du comte Umberto en 348, alors octogénaire, sonnèrent la fin du comté insulaire. L’île de Venezia, de loin la plus développée de l’archipel, fut cédée à l’Académie Rozella et devint en 382 le comté de Venezia. Le reste de l’archipel fit office de dot pour l’un des derniers Casielli, Luciano, qui épousa Antonin Visconti lors d’une noce fort discrète. S’en suivit l’unification des deux comtés, la nouvelle entité politique devant être gouvernée de la ville de Port-de-l’Anse. Les deux comtes adoptèrent plusieurs filles, dont l’aînée, Anastasia Visconti, devint comtesse de Port-de-l’Anse-en-Salvamer lors du décès du Monarque. Figure politique salvameroise de renom, Anastasia envisage la politique comme une série d’investissements. Certains d’entre eux se doivent d’être alimentés et chéris dans l’espoir d’en tirer un retour substantiel tandis que d’autres n’en appellent qu’à être éliminés. Et dans tous les cas, l’évaluation de la nature des investissements doit être dépourvue d’émotion et de compassion. On dit de ses connexions financières inextricablement liées à celles de la famille Casielli, toujours bien active en Vaste-Mer, qu’elles dépassent de loin les frontières des terres ébènoises.

En dehors de manoeuvres politiques intéressées et malicieuses organisées par la comtesse Visconti dans le cadre des querelles internes au Symposium des Justes, c’est au Pic-de-la-Veuve que survint l’événement le plus marquant du comté dans les dernières années. Au 119e jour d’hiver 380, une flottille ardarosienne sillonnant les côtes de la Lance d’Ardar croisa la route du “Ferrinas”, une frégate salvameroise de l’Escroix patrouillant les eaux de la Vaste-Mer. Réagissant à la déclaration de guerre de l’Assemblée d’Ébène annoncée quelques semaines auparavant, la Ligue d’Ardaros prit en chasse le navire et l’envoya promptement par le fond. Seule une poignée de naufragés survécurent à l’attaque, dardés par le Soleil sur le meurtrier Pic-à-la-Veuve. Dès que cette rumeur se répandit au port de Salvar, un vaillant capitaine de l’Escadre royale, Elzémar Desflots décida de braver le blocus ardarosien afin de secourir les marins en péril. Or, à sa grande surprise, Desflots vit cette demande rejetée. L’amirale de Salvar du moment, Shoshanna Verdi, ayant déjà perdu un navire aux mains de l’ennemi, voulait à tout prix éviter une nouvelle défaite. Au-delà de la perte d’un bateau, un second revers minerait le moral des armées ébènoises et risquerait de donner aux hérétiques des prisonniers de guerre dont ils pourraient abuser. Shoshanna ordonna donc à Desflots de n’entreprendre aucune manœuvre non-autorisée et d’attendre le début officiel des affrontements : ;es survivants du Pic-à-la-Veuve étaient déjà condamnés.

Évidemment, le capitaine Desflots ne vit pas la situation du même œil. Avec l’appui de courtisans royaux, il échappa à la vigilance des sentinelles de Salvar et initia des négociations avec l’amiral ardarosien Kahurangi. À la surprise générale, les pourparlers furent fructueux et l’étranger promit de secourir et libérer les naufragés, mais d’autres Ébènois en décidèrent autrement. Quelques jours plus tard, Kahurangi fut assassiné dans son navire amiral, semant le chaos au sein de la flotte hérétique. Sa successeure, une dénommée Taurei’Ra, jura de venger cet affront en immolant sur l’île d’Acacias les marins perdus en mer. Une mission suicidaire menée par le capitaine Desflots et ses alliés permit le sauvetage des condamnés, mais ne put prévenir la destruction complète de l’île de même que la mort de nombreux combattants. Le Pic-à-la-Veuve devait devenir le symbole de la bravoure des Ébènois, mais aussi de leur désunion.

IV.COMTÉ DE VENEZIA

Le comté de Venezia est officiellement sous la tutelle de l’Académie Rozella, dont la rectrice joue à la fois le rôle de coordinatrice des recherches et de comtesse. Résultat de l’effort concerté de milliers d’érudits et de scribes cherchant à préserver et étudier l’histoire de l’humanité, l’Académie Rozella attire des chercheurs avides de connaissances de partout en Ébène. Histoire, philosophie, architecture, sciences humaines, géographie linguistique et études de l’esprit humain et de ses oeuvres constituent l’essentiel du cursus de ses académiciens. Située sur l’île de Venezia, tout juste au nord de la glorieuse cité de Salvar, l’institution plusieurs fois centenaire a aujourd’hui regagné son prestige d’antan malgré les controverses du début du siècle.

C’est Violetta Vincentini, siégeant aussi comme Tribun du Symposium des Justes, qui agit présentement à titre de rectrice de l’académie et comtesse.

-Géographie-

Le domaine de l’Académie Rozella, bien que d’une majesté fabuleuse, se limite à l’île de Venezia. Ancienne dépendance de Salvar puis, plus récemment, partiellement propriété du grand amiral Umberto Casielli jusqu’à sa mort en 348, Venezia fut entièrement confiée aux soins de l’institution après la mort du vieux comte. Depuis, les cohortes de savants prennent soin d’organiser stratégiquement l’exploitation de sa magnifique forêt. Effectivement, depuis un siècle, celle-ci diminue en superficie en raison des incessantes coupes visant à alimenter les chantiers navals salvamerois. Il revient donc aux spécialistes de l’économie et de l’aménagement de Rozella de concilier la soif insatiable des marchands du port de Venezia, au nord de l’île, et le souci d’esthétique romantique des autorités de l’académie. Si plusieurs arbres modestes issus de plantations sont donc fauchés régulièrement, les hauts chênes sont préservés afin de donner naissance à de nombreux sentiers où l’esprit peut vagabonder.

Le port de Venezia, ancienne demeure du héros de guerre Umberto Casielli, est le principal point de débarquement des visiteurs de l’île. Bouillonnant d’activité pendant la Guerre des deux Couronnes en raison de son chantier naval fournissant plusieurs des galions de la flotte républicaine, il a changé de vocation avec l’arrivée de la paix afin de ne plus être qu’une porte d’entrée de Venezia. Certes, plusieurs boutres d’une qualité exceptionnelle y sont toujours construits, mais ceux-ci servent au gré des demandes des seigneurs de la côte est. Néanmoins, son peuple tourné vers la mer demeure ouvert aux étrangers, accueillant et étonnamment honnête.

Au sud du port de Venezia, indiquant le début d’une large route pavée de pierres blanches menant à l’Académie Rozella, une immense arche se dresse vers les cieux, héritage des ingénieurs Casielli. Autrefois érigée au-dessus des eaux à une centaine de mètres des quais, cette arche fut endommagée lors d’une violente attaque du Duché des Crânes au début de la Guerre de l’Avènement. Craignant son effondrement, elle fut récupérée et apportée sur la terre ferme afin d’ouvrir la porte des forêts de Venezia pour le plus grand plaisir des yeux. Des hippocampes dorés sont gravés le long de ses deux colonnes principales. Son sommet, quant à lui, prend la forme d’une oie s’envolant vers le nord, gravée dans d’exquises pierres blanches. L’oie est ornée d’un énorme phare, faisant office de couronne. Au pied de chaque colonne s’étend une vaste place publique où philosophes, marchands et pêcheurs peuvent échanger et discuter, encombrant souvent la route de Rozella.

Cette route, serpentant dans les bois aménagés de l’île, aboutit éventuellement sur le domaine de l’Académie Rozella enfoui au coeur de la forêt. Contrairement à son homologue du Zanaïr, l’institution de Rozella se démarque par la noblesse des traits architecturaux de son campus principal. Au milieu de jardins de haies ponctués de fontaines à l’image des grands découvreurs de l’ère royale, un manoir de trois étages abrite l’essentiel des oeuvres humaines connues en Ébène. Au rez-de-chaussé, des bibliothèques accueillant des dizaines de milliers de documents, parchemins, recueils et autres textes sont à la disposition des invités. Ce trésor de connaissances rivalise en richesses avec les archives de la Cité d’Yr, elles-mêmes construites avec l’aide des savants de Rozella il y a un siècle de cela.

Souhaitant rompre avec le stéréotype des érudits renfermés sur eux-mêmes, les architectes multiplièrent les fenêtres laissant filtrer à toute heure du jour le Soleil dans les rayons des archives ou dans les salles de travail. De l’extérieur, le curieux peut observer les chercheurs et étudiants sillonner les étages du manoir d’est en ouest et du nord au sud. Toutefois, la consultation des oeuvres s’arrête rapidement à la tombée de la nuit quand la lecture devient impossible sans flamme vive. Effectivement, selon un décret du premier recteur et par souci de sécurité, il est strictement interdit de traverser, ne serait-ce que temporairement, le premier étage de l’académie avec une chandelle ou une quelconque flamme. Ainsi, lorsque la luminosité baisse, les cohortes estudiantines se replient en leurs chambres et dans les salles communes des étages supérieurs pour s’adonner à leurs tâches personnelles. Quant aux visiteurs, ils reprennent la route de Venezia où ils trouveront nombre d’auberges prêtes à les accueillir.

-Histoire-

L’Académie de Rozella naquit du rêve de Detterio Rozella, brillant Salvamerois qui vécut des années 128 à 184 de l’ère royale et occupa le poste de haut conseiller pour la famille palatine Acciaro. Avant l’arrivée de Rozella, l’éducation et la recherche dans les palatinats de la Vaste-Mer dépendaient du bon vouloir de chaque famille noble. Dans la plupart des maisonnées détenant une richesse suffisante, un précepteur et un archiviste veillaient à la conservation et à la transmission des registres familiaux en partenariat avec les beffrois célésiens, assurant par ces faits la préservation des savoirs passés et présents. Or, il suffisait d’un seul aristocrate au tempérament bouillonnant ou d’un vulgaire incendie pour que les efforts de générations d’érudits soient réduits à néant.

Dès que Detterio Rozella accéda aux officines privées des Acciaro de Salvar en 162, il s’appropria le devoir de mémoire des sages du palatinat. Rozella avait lui-même travaillé en tant que scribe d’un baron de l’ouest de Salvamer pendant plusieurs années et avait une haute estime des prouesses de ses ancêtres. Après tout, comment ne pas admirer ceux qui, par des techniques désormais disparues, creusèrent et consolidèrent les impressionnants tunnels sous-marins servant de fondations à la glorieuse cité de Salvar? Comment ne pas rester bouche bée devant la Voie des géants, large route pavée sinuant à travers les Monts Namori? Ces secrets oubliés, afin de refaire surface, nécessitaient une concertation des énergies académiques, une alliance entre les divers esprits savants du territoire.

En dépit des efforts de la congrégation célésienne du Haut Pilier qui tenta de discréditer le projet de Rozella afin de conserver sa mainmise sur les archives populaires de Salvamer, Detterio récolta les appuis d’une cinquantaine d’érudits du palatinat. Lors d’un sommet historique qui se tint en 165, ces dizaines de savants s’entendirent pour transcrire les documents qu’ils détenaient afin d’en déposer une copie dans les archives de Salvar. Le projet, en raison de la somme colossale de temps de transcription qu’il exigeait, s’échelonna sur près d’une décennie. Néanmoins, en 174, les archives de Salvar regorgeaient de manuscrits relatant autant la généalogie des anciennes familles que des contes et poèmes du petit peuple.

L’Académie de Rozella vit véritablement le jour en 179 sur l’île de Venezia quand Detterio accepta -en échange d’une contribution financière- d’ouvrir les portes des archives à des maîtres et précepteurs de confiance. Graduellement, les voûtes furent agrémentées de dortoirs, de salles de classe, de réfectoires et d’autres commodités permettant une vie académique normale. Avec la permission de la princesse Esther dite la Festive, Detterio prit officiellement le titre de maître académicien et se voua jusqu’à sa mort à faire prospérer la nouvelle académie.

Comme on peut s’en douter, l’efficacité des recherches de l’institution de Salvar reposa historiquement essentiellement sur la quantité et la diversité de manuscrits qu’elle détenait. Afin d’accroître la richesse de ses archives, l’académie a conclu par le passé un pacte avec le port de la capitale salvameroise. En échange d’un financement continu des infrastructures portuaires, les douaniers exigeaient de chaque navire visiteur -qu’il soit marchand ou non- le droit de copier au moins un recueil à son bord. La copie de ce tome était par la suite remise aux autorités de Rozella qui l’ajoutaient à leurs bibliothèques. Par ce partenariat unique, l’académie s’assura un flot continu de nouveaux documents dans ses voûtes.

Cela dit, la propension des chercheurs de Rozella à déterrer les secrets oubliés du passé leur attira de nombreuses controverses depuis le début du quatrième siècle. Tout d’abord, ce fut Balzème Desfontes, ancien étudiant devenu Gardien du Pacte du Vin au palais d’Yr, qui attira les regards sur l’académie. L’homme, fanatique religieux discret, était le chef d’une organisation religieuse extrémiste portant le nom du “Verbe”. Ce n’est qu’au terme d’enquête de longue haleine que les autorités purent remonter sa trace et l’incarcérer dans un cloître de Pyrae. Quelques années plus tard, ce fut au tour de Rhéa de Corail, exploratrice se vouant corps et âme à un un faux dieu du nom d’Assaï, de miner la réputation de Rozella. Après avoir kidnappé et tué des enfants innocents, elle fut capturée et mise sur le bûcher d’Yr. Enfin, ce fut Cornelius Felton, capitaine de navire du Duché des Crânes, qui fit frémir les Ébènois lorsqu’il s’associa à un culte hérétique désireux de servir des monstres marins. .

À la suite de ces événements troublants, Rozella se replia sur elle-même tout au long de la Guerre de l’Avènement afin d’éviter une purge similaire à celle subie par le Zanaïr en 357. Pendant plus de vingt ans, les érudits se contentèrent de menus travaux à gauche et à droite : recensements, restauration d’archives, support à l’Ordre médical d’Ébène à Haut-Givre, entretien des bibliothèques de Salvar, etc. C’est en 358 que le Monarque, pour une raison inconnue, fit soudainement appel à ces érudits pour superviser les chantiers d’une ruine ayant lentement émergé des eaux de la Baie d’Ambroise lors des années précédentes. Encore immergées sous plusieurs mètres, ces ruines exigeaient une expertise particulière afin de les isoler et excaver. Il fallut près de vingt ans de chantier -mis en place avec l’aide du désormais célèbre scaphandre des Émeraudes- aux travailleurs de l’académie pour que la zone soit de nouveau accessible aux archéologues. Pendant tout ce temps, les Ébènois purent observer de loin les barques et caravelles de Rozella près de la capitale, ce qui leur permit de regagner de leur prestance aux yeux du public en général. Prestance qui fut rapidement ternie en 381 lorsque le chantier -Jolorion- s’avéra être un dangereux terroir à hérésie.

La rectrice de Rozella est Violetta Vincentini, fille d’Alphonsine Vincentini, autrefois scribe du comté de Vespéra en Avhor. Grâce à ses loyaux services envers les familles Chanteclaire et d’Ambroise, Alphonsine reçut au cours de la Guerre de l’Avènement le titre de seigneuresse d’une modeste terre jouxtant la réputée École des bonnes manières. Elle en fut ensuite l’une des mécènes les plus assidues. Violetta bénéficia elle-même des enseignements de sa mère, devenant une redoutable historienne aux tendances autodidactes. À 16 ans, elle prit enfin la route de l’Académie Rozella afin d’y parfaire ses connaissances. Ses exploits les plus remarquables survinrent au cœur de la Baie de la d’Ambroise, au sud de la Cité d’Yr, lorsqu’elle collabora avec le superviseur de Rozella, Melino Petriali, à l’excavation des ruines de Jolorion. C’est dame Vincentini, alors étudiante senior de l’académie salvameroise, qui imagina en partie la structure sensée évacuer les eaux de la baie et permettre de pénétrer dans la forteresse engloutie. Certes, ces plans étaient calqués sur les infrastructures ancestrales héritées des Mérillons sous Salvar, mais elle fut l’une des premières à en saisir le potentiel.

Au début des années 370, Violetta fut retirée du chantier de Jolorion et invitée à siéger en tant que rectrice de Rozella. Maîtrisant à ce moment les diverses sciences sociales de même que quelques notions techniques héritées de Fulcieu, à Felbourg-la-Cité, elle faisait l’unanimité parmi le corps professoral de l’institution. Peu loquace et de nature humble, elle se distinguait de ses pairs toujours prompts à étaler leurs connaissances en public. Proche de la Couronne à la suite de sa présence à Jolorion, elle se tint toutefois loin des affaires politiques, consciente que les érudits et les savants, au cours de l’Histoire, firent souvent les frais des ambitions des seigneurs. C’est pour cette raison que, lors des derniers conflits ébranlant le Symposium des Justes, qu’elle demeura muette malgré son statut de Tribun salvameroise. Ne souhaitant pas prendre parti dans les rixes entre Avhor et Salvamer et encourageant l’établissement d’un campus autonome à l’intérieur même du Duché des Crânes, elle s’attira les foudres de ses compatriotes du palatinat.

V.COMTÉ DES HAUTES-PLAINES

Marche de Salvamer pendant des siècles, les Hautes Plaines sont reconnues pour leurs châteaux et bastions ancestraux. Puissamment gardée par la famille Di Ontano depuis l’épreuve du Sang’Noir, cette ligne de fortifications visait à empêcher tout envahisseur de pénétrer au coeur du palatinat et de s’attaquer à la perle de Salvar. Le judicieux règne de la première marquise, Anna-Maria Di Ontano, et la vigueur des rapides Cavaliero -cavaliers légers et vifs comme le vent- permirent le développement d’une agriculture et d’un élevage diversifié malgré l’âpreté du climat.

De nos jours, c’est Giulianno Merizzoli, héritier de la richissime famille d’orfèvres gardant farouchement le secret de la conception de carats, qui dirige le comté à partir de Hurlemer. Amoureux de ses terres et adepte des folles chevauchées, il a délaissé les affaires étrangères pour se concentrer sur la protection de son propre peuple, constamment menacé par ses voisins depuis l’éclatement du royaume d’Ébène en 382.

-Géographie-

Loin des brises fraîches de la Vaste-Mer et des inquiétants marécages des Saulnières, les Hautes Plaines occupent le nord-ouest du territoire salvamerois. Ses champs de terre d’un ocre jaune constamment balayés par les vents du nord ne sont que d’une fertilité limitée. L’absence de rivières et de fleuves susceptibles d’irriguer les sols provoquent des sécheresses répétées. La chaleur pesante écrase végétaux et bétails pendant la moitié de l’année. Autant de caractéristiques qui font des Hautes Plaines une région hostile à la présence humaine. Néanmoins, grâce aux efforts de la marquise Anna-Maria Di Ontano au début de l’ère royale, plusieurs puits furent creusés au coeur du territoire, donnant la chance à des hameaux de voir le jour loin des fortins principaux. Ces communautés sont souvent articulées autour de l’élevage de chèvres et de moutons, ou encore de la culture de vignes, d’oranges, de citrons et de liège. Les vins et spiritueux en provenance de la région sont toutefois connus pour leur acidité, l’eau faisant défaut et empêchant la production suffisante de sucre dans les fruits. En quelques lieux du comté, des barons prospères ont su judicieusement user des nappes phréatiques pour faire apparaître au milieu des plaines arides des boisés seigneuriaux uniques. Ces derniers, plus précieux que les gemmes facettées par les Merizzoli, sont jalousement gardés et entretenus par l’aristocratie méritante.

Six principaux châteaux font des Hautes Plaines la marche fortifiée de Salvamer. D’est en ouest, nous rencontrerons donc Verdelago, Villeroc, If, Hurlemer, Haut-Bois et, finalement, Castel-Noir. Chacun est ceint d’un modeste faubourg facilitant l’approvisionnement des forces armées logées à proximité. Sous le contrôle du comté de Villeroc entre 316 et 345, Verdelago et Villeroc devinrent officiellement des dépendances des Hautes Plaines au terme de la Guerre de l’Avènement quand l’ancien comté fut scindé en deux. Tandis que le nord et ses deux fortins furent cédés aux Hautes Plaines, le sud fut remis au comté de Marmagne, nouvellement installé dans les Saulnières. Ces deux places-fortes, bénéficiant des ressources de forêts et rivières, sont fort distinctes du reste du comté. Son peuple, jugé plus “flexible” sur le plan moral, a souvent été la cause de bien des inquiétudes chez les hauts seigneurs salvamerois.

Le château d’If, sur les flancs des montagnes du Val-Follet, est, pour sa part, peu habité. Construit afin de surveiller les potentielles incursions sarrens ou cassolmeroises à travers les montagnes, ses défenseurs réalisèrent bien vite qu’il n’y avait aucune crainte à y avoir en ce sens ; les lourds cavaliers Ferres ne pouvaient se frayer un chemin dans les sentiers sinueux tandis que les Cassolmerois n’avaient aucune ambition expansionniste. Bien avant le Sang’Noir, plusieurs de ses légions furent donc déplacées vers Castel-Noir, à la frontière occidentale, où ils durent essuyer de nombreux assauts et tentatives d’invasion. Des barons laurois cherchant à étendre leurs propriétés aux saccageurs sarrens avides de pillages, Castel-Noir fut à plusieurs reprises assiégé, incendié et reconquis. Son nom, inspiré par l’épaisse suie recouvrant ses murailles depuis des siècles, est un efficace rappel de son passé tumultueux. C’est dans les casernes de ce bastion de pierre que résident la majorité des Cavaliero du comté, prêts à intervenir à tout instant à l’est comme à l’ouest.

À la limite orientale du comté se trouve le château de Haut-Bois. Situé à la lisière de la forêt de Côte-Rouge, il est entièrement construit à partir du bois des arbres environnants. Effectivement, en dehors de quelques brigands se terrant sous la canopée de l’est, aucune menace frontalière n’est parvenue à se rendre jusqu’à sa porte. Les comtes et comtesses des Hautes Plaines, jugeant futile d’investir davantage d’énergies dans un fief éloigné, près d’une forêt giboyeuse et alimenté par une rivière -la Rivière aux Freux, délaissa les fortifications des lieux et se contenta d’en faire une source d’approvisionnement en bois. Le fortin, jamais éprouvé par la guerre, s’y dresse donc toujours, davantage comme un symbole du pouvoir du baron local que dans une optique utilitaire.

Enfin, au nord, juché au sommet de l’une des rares collines de la région, se dresse le château de Hurlemer. Rappel ironique de la distance qui le sépare de la mer la plus proche, ce bastion surplombe les plaines aux alentours et accueille depuis cinquante ans la famille Di Ontano (auparavant logée à Castel-Noir). Bourg modeste jusqu’au quatrième siècle, Hurlemer devint une véritable ville fortifiée à l’arrivée des ateliers et investissements Merizolli, associés professionnellement et maritalement aux Di Ontano en 323. Le facettage de carats qui débuta entre ses murs y transféra tout un commerce de gemmes et de produits de luxe d’orfèvrerie autrefois réservé aux marchés de Salvar. Les Merizzoli y oeuvrent encore, préservant jalousement le secret de leur art et conservant leur monopole de fabrication de cette monnaie précieuse.

L’université de Hurlemer naquit peu après l’arrivée des orfèvres. Associée à l’Académie Rozella et accueillant de temps à autre des chercheurs de Fulcieu, cette institution devint un haut lieu de formation des négociants et orfèvres de la région (en plus des formations générales en Histoire et autres études politiques). Plus encore, à la demande spécifique de sa fondatrice Mirabella Di Ontano, une chaire spéciale de recherche sur les poisons fut instaurée. Au sein de celle-ci, les concoctions mortelles sont étudiées afin d’en faire ressortir des remèdes et antidotes toujours plus efficaces. C’est Cédrick de Grandemaison, un sage vieillard ayant côtoyé Mirabella dans sa jeunesse, qui dirige encore ses activités (bien que des réserves aient été émises par rapport à sa santé mentale).

-Histoire-

De tout temps, la région des Hautes Plaines fut considérée comme l’unique point faible des duché et palatinat de Salvamer. Confinée entre les marécages des Saulnières, la Vaste-Mer et les denses forêts de Côte-Rouge, la majestueuse cité de Salvar n’était exposée aux invasions ennemies que sur un seul de ses flancs : celui du nord-ouest. La famille Mérivar, régnant autrefois sur le duché de Salvamer, décida alors de construire dans ces plaines vulnérables une série de fortins visant à surveiller les frontières lauroises et avhoroises. Ainsi apparurent les châteaux de Verdelago, Villeroc, If, Hurlemer, Haut-Bois et, finalement, Castel-Noir. Cette ligne de fortifications rendit dès lors pratiquement impossible toute agression sur la capitale à partir de l’ouest. À plusieurs reprises dans l’histoire, les armées avhoroises des Vhorili et de Vespéra se brisèrent sur les murs de ces bastions, incapables de mater leurs vaniteux voisins multipliant les offenses diplomatiques à leur endroit.

On ignore aujourd’hui quelle fut la première famille à régner sur la marche des Hautes Plaines. Il est même fort probable que, ne souhaitant guère donner le contrôle de la porte de l’ouest à un seul comte, les Mérivar aient monopolisé ces positions de “seigneurs-capitaines”. Ce que l’on sait toutefois, c’est que cette tradition ne survécut guère au Sang’Noir et à ses Damnés. Les fortins, points de rassemblement des populations fermières environnantes, succombèrent à l’épidémie maudite qui déferla sur le continent. Un à un, ils ouvrirent leurs portes aux malades et virent les assiégés, seigneurs comme miséreux, être décimés. Cependant, après la Longue Année, l’Avènement du premier Roi-Prophète et l’ascension des Acciaro en tant que palatins de Salvar, une femme reçut la mission de restaurer les Hautes Plaines : Anna-Maria Di Ontano.

Courtisane à la cour de Salvar lors du Sang’Noir, Anna-Maria Di Ontano était réputée pour son audace et sa créativité. Au plus sombre de la Longue Année, elle subtilisa la galère royale des Mérivar mouillant à Salvar, rassembla des centaines d’orphelins menacés de mort de la cité et fonda un camp forestier reculé sur l’île de Venezia. De là, elle repoussa par elle-même tout intrus osant poser le pied sur l’île, n’hésitant pas à faire couler le sang si nécessaire. Le courage de la jeune femme lui valut, après ces événements, d’être envoyée dans l’ouest du palatinat pour reconstruire la ligne de fortifications des Hautes Plaines et recréer une garde frontalière digne de ce nom.

Pendant vingt-cinq ans, la priorité de la marquise Anna-Maria fut d’assurer à ses terres une indépendance alimentaire. Les plaines de l’ouest, bien que fertiles comparativement aux rocailleux sols de Cassolmer, n’avaient jamais été adéquatement cultivées. Le territoire étant vaste et vulnérable aux raids, les hameaux se développaient à l’ombre des fortins, délaissant les régions éloignées. De plus, en l’absence d’une volonté centrale, le climat sec de la région, résultat de l’absence de cours d’eau dignes de ce nom et de l’éloignement de la mer, empêchait toute expansion agricole.

La première réussite de la marquise fut d’assurer la sécurité de l’entièreté de la marche. Dédaignant les traditions militaires chères à la haute noblesse salvameroise et articulées autour d’une chevalerie lourde et lente à mobiliser, elle forma plusieurs contingents de cavalerie légère et rapide. Les “Cavaliero”, comme on les appelait, n’avaient que deux objectifs : intercepter des raids sournois et rabattre sur les fortins les armées ennemies mieux organisées. Ceux-ci ne combattaient que rarement de front leurs adversaires, se contentant plutôt de les harceler avec leurs javelots et de les repousser (ou attirer) vers des régions plus aisément défendables. Encore aujourd’hui, chaque château des Hautes Plaines dispose d’une compagnie de Cavaliero apte à disperser des cohortes brigandes sévissant dans les campagnes.

Le second exploit d’Anna-Maria fut de quintupler le nombre de hameaux et de communautés agricoles. Faisant toujours preuve d’une audace inouïe, la dame invita en sa demeure plusieurs devins, astrologues et autres Sages du Zanaïr. À ceux-ci, elle leur confia une unique mission : trouver les nappes phréatiques de son territoire. Des années durant, Di Ontano se ruina à suivre les recommandations -parfois étonnamment précises, souvent ridiculement erronées- de ses conseillers mystiques. Cependant, au décès de la marquise, vingt-cinq nouveaux puits avaient été creusés dans les arides plaines de l’ouest, donnant naissance à autant de hameaux de fermiers et de communautés d’éleveurs. Ce renouveau économique supporta la restauration des places-fortes et leur assura une certaine autonomie face au pouvoir de Salvar (ce que les Mérivar cherchaient justement à éviter).

Jusqu’au quatrième siècle, la famille Di Ontano occupa donc la marche, protégeant vaillamment le palatinat des incursions étrangères. Cependant, peu avant la Guerre des deux Couronnes, une rupture ébranla la dynastie comtale. À Fel, une guerre civile opposant les bourgeois Lobillard et les aristocrates Aerann se solda par la défaite des premiers et de leurs partisans. Fuyant l’extermination, tout un pan de la famille Delorme, fidèle aux Lobillard, s’exila vers Salvamer et Avhor. L’une de ses membres, Francesca Delorme, décida de s’établir à Castel-Noir tandis que certains de ses compatriotes optèrent pour le comté de Côte-Rouge. Lorsque ce flot de réfugiés débarqua en leurs terres, Fino et Dinella Di Ontano, seigneurs de la marche, eurent une rixe avec Lorenzo Acciaro, palatin savalmerois. Pour eux, il était tout à fait inconcevable, voire dangereux, de laisser de tels étrangers s’établir aussi aisément sur la frontière salvameroise. Acciaro, lors de l’un de ses rares excès de colère (qu’il regretta amèrement ensuite d’ailleurs), décida de donner une leçon à la “prétentieuse” famille Di Ontano. Il la destitua, lui redonnant la seule baronnie de Hurlemer au nord, puis offrit à Francesca Delorme, auparavant comtesse en Fel, le statut de comtesse des Hautes Plaines. Cela lui permit du même coup de scinder la marche en deux et de créer le comté de Villeroc, au sud. Les Di Ontano avaient été remis à leur place et la marche, toujours solide militairement, avait été affaiblie politiquement.

La suite des événements devait donner tort à Acciaro. Lorsqu’éclata la Guerre des deux Couronnes, les Felbourgeois des Hautes Plaines et de Côte-Rouge refusèrent de combattre les forces de la félonne Isabelle Delorme (leur parente). Le seigneur-palatin dut multiplier les menaces, se créant de nombreux ennemis au sein de son propre ban. Au terme du conflit, Francesca Delorme elle-même déserta ses terres après avoir menacé directement Lorenzo Acciaro pour l’avoir forcée à combattre sa propre soeur. Satisfaits, les Di Ontano purent reprendre possession du comté des Hautes Plaines tandis que Bartolomeo Brezra se voyait remis le comté de Villeroc. Les Di Ontano avaient leur territoire réduit de moitié, mais ils regagnaient leurs titres.

Ce fut Benito di Ontano qui hérita du statut de comte de ses parents en 322. Avec sa soeur Mirabella et sa cousine Cassiopea de la Brise, il entreprit de faire rayonner les Hautes Plaines pour autre chose que ses châteaux et ses Cavaliero. Intégrant les rangs de la Marine des Mérillons, la famille tissa de solides alliances avec les Casielli des Coraux et les Avhorois. On ne sut jamais si celle-ci était impliquée dans les folles ambitions de l’organisation terroriste de l’Ordre, mais, en absence de preuves solides, on lui laissa le bénéfice du doute. Grâce à ce réseau de contacts, les Di Ontano financèrent cinq expéditions vers la Ligue d’Ardaros, en rapportant à chaque fois des trésors et richesses incommensurables. Forte de ces exploits, Cassiopea de la Brise épousa Alessandro Merizzoli, membre de la puissante famille de facetteurs de carats de Salvar. Quelques mois plus tard, au printemps 323, tandis que Salvar était en proie à la guerre civile et que les comtes unifiés renversaient Lorenzo Acciaro, les Merizzoli déménageaient incognito leurs ateliers et marchandises jusqu’en Hurlemer où ils oeuvrent encore aujourd’hui.

L’afflux de richesses généré par l’arrivée des richissimes orfèvres Merizzoli acheva d’élever le comté des Hautes-Plaines au rang d’acteur incontournable du commerce dans l’ouest. Afin de répondre aux besoins de la nouvelle élite régionale, Mirabella di Ontano, à laquelle succéda rapidement l’érudit Cédrick de Grandemaison, fonda l’université de Hurlemer. Jusqu’à sa mort en 348, Benito, quant à lui, représenta les intérêts de son comté au sein de la Ligue des Mérillons. Ardent défenseur des politiques républicaines, il combattit bec et ongles contre les tendances centralisatrices du nouveau Monarque. Malheureusement, il fut porté disparu lors d’un énième voyage en mer près de la Lance d’Ardar avec qui il n’avait jamais cessé de commercer.

C’est le fils de Cassiopea et Alessandro, Giulianno Merizzoli, qui succéda à Benito, mettant de nouveau fin à une succession de Di Ontano à la tête des Hautes Plaines. Représentant l’alliance intime, voire charnelle, entre les deux familles, Giulianno a accepté comme condition à sa nomination de nommer sa première fille “Anna-Maria Di Ontano” et de lui confier le pouvoir à sa mort. Ainsi, le contrôle de la région serait en alternance entre les mains des Merizzoli et des Di Ontano. gé aujourd’hui d’une cinquantaine d’années, le comte a déjà dû protéger ses terres à trois reprises : En 359 lors d’une tentative d’annexion par Jordi Filii de Vespéra d’Avhor, en 363 lors d’une évasion de malfrats des Geôles-aux-Martyrs du Bleu-Comté en Laure, et en 371 d’une incursion coordonnée des chevaucheurs Ferres du Val-Horde au Sarrenhor. Plus replié sur lui-même que ne l’était son prédécesseur, Giulianno prend plaisir à chevaucher aux côtés de ses Cavaliero dans les plaines dorées. Sans nier l’importance du commerce intérieur et de son héritage d’orfèvre, il préfère de loin prendre soin de ses terres que d’entreprendre de lointains voyages à l’étranger.

Au printemps 379, Hurlemer fut au coeur des scandales lorsqu’un peintre local -Henri Desmares- devint le symbole de la lutte entre le domaine artistique et la noblesse de guerre dans le royaume. L’homme, supporté par les marchands de la Compagnie des Trois Mains, elle-même affiliée à la Banque libre d’Ébène, contesta la succession d’un défunt baron local du nom de Georgio Pellegrino. Ce dernier, ayant acquis lors d’une querelle armée des oeuvres de Desmare, cédait dans son testament ses butins de pillage. S’appuyant sur des lois locales et palatinesques, le peintre fit valoir ses droits à récupérer ses créations. Ce précédent poussa même la Couronne ébènoise à interdire tout nouveau pillage d’oeuvres d’art lors des guerres seigneuriales. Peu après, l’atelier de Desmares fut incendié par la petite noblesse de Hurlemer tandis que son propriétaire fuyait vers la cité d’Yr. Malgré l’éclatement du royaume d’Ébène, la loi -désormais tradition- concernant la remise des oeuvres d’art pillées à leur créateur demeure active dans la plupart des terres célésiennes, à l’exception bien sûr des steppes sarrens.

VI.MARCHE DE MARMAGNE

Constituée aux trois quarts des lugubres marécages des Saulnières, la marche de Marmagne surveille les frontières méridionales de Salvamer. Faisant face à la forteresse de Coeur-de-Sel sur le Fleuve-en-Saulne, le Fort de Marmagne fut érigé afin d’empêcher toute incursion du Duché des Crânes au nord de l’affluent. Aucun traité de paix entre les deux provinces n’a été signé à l’issue de la Guerre de l’Avènement. Pendant plusieurs décennies, les tensions quotidiennes ont donc perduré près de Marmagne. En 381, la guerre a officiellement embrasé de nouveau la région, donnant raison aux paranoïaques défenseurs des frontières.

La marquise de Marmagne, Floriana Brezra, fille de l’ancien comte de Villeroc Bartolomeo Brezra, voue une haine tenace envers les habitants du sud et veille jour et nuit à ce qu’aucun de ses soldats ne s’aventure en ces terres hostiles/. Les prisonniers -inconscients voyageurs ou espions officiels- sont choses fréquentes sur la frontière et dame Brezra n’entend pas céder une parcelle de territoire à ses ennemis mortels.

-Géographie-

La marche de Marmagne est constituée du territoire compris entre le Fleuve-en-Saulne au sud, la lisière du fief cassolmerois de Derwon à Cellryn à l’ouest, du début des dépendances du château de Villeroc en nord et des forêts de Côte-Rouge à l’est. Recouvert de marécages dans sa portion sud et des vastes plaines peu fertiles similaires à celles retrouvées dans le comté des Hautes Plaines, ce comté n’est que faiblement exploité ou convoité par les guildes bourgeoises et nobles familles de Salvamer. Il s’agit essentiellement d’une zone tampon permettant de garder à l’écart la menace potentielle du duché des Crânes.

Deux types de Salvamerois habitent les marais des Saulnières. Le premier est le journalier trouvant sa pitance dans l’extraction du sel des marais salants. Effectivement, tout au long du Fleuve-en-Saulne, l’eau de la Vaste-Mer peut aisément être filtrée par des vannes et canaux de conception humaine. Cette industrie du sel, directement liée à la salaison des viandes et poissons consommés par les marins salvamerois, assure un revenu quotidien aux pauvres âmes qui acceptent de travailler dans les marécages nauséabonds. Comme si les conditions de vie n’y étaient pas suffisamment malsaines, les Salvamerois du nord méprisent ouvertement ces travailleurs du sel, les qualifiant “d’Édentés” en raison de leur dentition souvent malmenée. Néanmoins, sans la précieuse ressource des marais, aucune des glorieuses expéditions navales des héros de Salvar ne pourrait voir le jour.

Le second type d’habitant de la marche est le Chasseur. À la fois sentinelle des frontières, pourvoyeur de gibier et traqueur d’espions et de criminels, le Chasseur est une nouvelle caste de Salvamerois née des besoins militaires inhérents au combat en milieu hostile. Plutôt que de protéger le Fleuve-en-Saulne exclusivement à partir du Fort de Marmagne et à l’aide d’armées lentes et balourdes, Floriana Brezra autorisa ses forces à se disperser partout sur le territoire et à s’approprier -en tant qu’ermites ou de membres de communautés restreintes- des parcelles de terres spécifiques. Nul seigneur salvamerois ne souhaitant s’empêtrer dans la possession d’un fief dans la région, personne ne vit dans l’application de cette politique une offense aux lois vassaliques. Après trente ans de décentralisation des armées dans le secteur, des dizaines de modestes hameaux (parfois constitués de deux ou trois chaumières à peine) ont vu le jour dans les profondeurs du milieu humide.

Chaque mois, les Chasseurs sont invités à se rassembler au Fort de Marmagne pour y remettre leurs rapports au commandement de la marche. Dans ce bastion labyrinthique de bois et de pierre, ils trouvent alors la marquise Floriana Brezra prête à écouter leurs doléances et nouvelles. Fréquemment, certains soldats lui rapportent de malheureux voyageurs en provenance du Duché des Crânes et ayant malencontreusement franchi les frontières sans en connaître les conséquences. Brezra prend alors plaisir de faire un exemple public de ces individus en les gratifiant du fouet, de la potence ou même de la décapitation pure et simple.

Finalement, seule parcelle de bonheur dans la région, on retrouve au nord des marais, sur les berges de la lagune d’Émeraude, la ville de Crete Senesi et sa presqu’île de Chianti. Caressé par la douce brise de la Vaste-Mer tout au long de l’année, on y profite d’un climat exceptionnellement clément. Les pauvres hères tendent à y pêcher l’anguille alors que les plus prospères des hommes libres cultivent le sarrasin sur des terres irriguées environnantes. Dignes de mention sont le beffroi central du hameau de Chianti, fort ancien et désormais occupé par une communauté religieuse érémitique, ainsi que le lieu-dit de Coupe-Gorge, ferme-forte faisant office de manoir seigneurial du fief.

-Histoire-

Le comté de Marmagne est une création politique d’à peine une trentaine d’années. Composé de la moitié sud de l’ancien comté de Villeroc et du nord des marais des Saulnières, il est résultat direct des combats qui eurent lieu entre les Républicains et les Monarchistes lors de la Guerre de l’Avènement.

Jusqu’en 316, le comté de Villeroc était sous le contrôle de la Marche des Hautes Plaines. Toutefois, entre 316 et 345, craignant une rébellion par la famille Di Ontano, le seigneur-palatin Lorenzo Acciaro scinda le territoire en deux et fit de Villeroc l’une de ses dépendances personnelles le temps d’y nommer un nouveau gouverneur. Or, le déclenchement de la Guerre des deux Couronnes devait bouleverser ses plans. Résolument fidèle à ses serments et loyal au prince Élémas IV malgré des désaccords profonds avec ses politiques, Acciaro décida de prendre les armes contre la félonne princesse Isabelle Delorme. Lors du conflit, les armées populaires, bien implantées au Sarrenhor et à Cassolmer, parvinrent à percer une brèche à Villeroc et à établir un camp temporaire d’où ils pourraient mener leurs opérations vers Salvar. C’est un chevalier de la capitale salvameroise, Ladislao Anghiari, qui, dans un désir aveugle de redorer le blason de sa famille, mena la contre-attaque. Pendant deux ans, il lança sur les envahisseurs des assauts brutaux se rapprochant davantage du raid que du combat chevaleresque et, en compagnie de ses frères d’armes Disard de Macario Anghiari et Bartolomeo Brezra, il réussit à libérer la place-forte de Villeroc et à la tenir jusqu’à la fin du conflit en 321. Il parut naturel pour le palatin Acciaro de récompenser le courage d’Anghiari par le titre de seigneur et comte de Villeroc.

Malheureusement, un mal profond tenaillait l’ancien chevalier. Rongé par les horreurs de la guerre et incapable de retourner à une existence pacifique, il sombra dans un alcoolisme maladif qui le rendit inapte à régner. L’année suivante, c’est son fidèle homme de main, Bartolomeo Brezra, qui lui soutira son titre avec l’autorisation palatine. Après avoir mis son proche ami en sécurité dans un bucolique manoir de Crete Senesi, sur la côte de la lagune d’Émeraude, il s’attela à diriger le comté. Bien rapidement, il fut plongé dans un tourbillon de complots et de coups d’état. Lorenzo Acciaro, pour qui l’honneur, la chevalerie et les serments étaient des concepts sacrés, se heurtait violemment à plusieurs de ses comtes et comtesses aux tempéraments plus machiavéliques. Hautes Plaines, Coraux, Émeraudes et même des alliés Avhorois aspiraient à le renverser afin de le remplacer par sa fille Ezzra, jugée plus modérée. Lors d’une ultime bataille au nord de Salvar, c’est Brezra, dernier vassal d’envergure fidèle à Acciaro, qui mena les armées palatine et subit un violent revers. Après les affrontements, il vit son seigneur remettre son titre à sa fille tandis que le sien était temporairement suspendu le temps que le Symposium des Justes ne s’organise.

L’attente ne devait être que de courte durée. À l’été 323, la Guerre de l’Avènement fut déclenchée et Salvamer prit le parti des Républicains. Cependant, au sud des Saulnières, le comté d’Émeraude, renforcé des dépendances de Peyguevan et d’une poignée de fiefs disparates, déclara son indépendance du pouvoir de Salvar et adopta le vocable de “Duché des Crânes”. Plus encore, niant à la fois l’autorité du Monarque et celle du Symposium des Justes, il tissa une alliance avec le duché de Fel et l’Oracle et co-duc Ferval Aerann. En Salvamer, la Guerre de l’Avènement prit alors la forme d’une lutte à finir entre le nord et le sud, entre Salvar et les Crânes. C’est dans les marais des Saulnières que les combats devaient être les plus rudes.

En 331, le Glorieux, galion marchand affrété par la Ligue des Mérillons et Benito Di Ontano des Hautes Plaines, fut capturé alors qu’il revenait d’un voyage vers Ardaros. À son bord, l’équivalent de centaines de carats en rubis, diamants et émeraudes furent saisies par les corsaires du Duché des Crânes. Malgré la lourde escorte dont il disposait, le navire ne put repousser la flotte ennemie informée de ses déplacements et renforcée d’un gigantesque bâtiment de guerre commandé par Cornelius Felton.

En réaction à ce pillage historique et avec l’accord unanime du Symposium des Justes -seul Philippe IV d’Ambroise d’Avhor s’abstint en raison de ses liens maritaux avec la duchesse des Crânes Carolyn Lucini, la Ligue des Mérillons déploya massivement ses armées dans les Saulnières. Depuis 323, les affrontements s’étaient enlisés dans les marécages, les deux fronts hésitant à s’entretuer en terrain aussi hostile. Maintenant, l’assaut reprenait de plus bel. Derrière Victor et Umberto Casielli, six mille soldats déferlèrent autour de Cornille sur les Crânes, à l’est. Ceux-ci furent accueillis par la moitié moins d’ennemis. Malgré le déséquilibre des forces, les corsaires firent chèrement payer chaque mètre de ce marécage à leurs adversaires. Néanmoins, ils ne purent empêcher l’avancée de la Ligue des Mérillons qui s’empara graduellement de Cœur-de-Sel, des marais de Marmagne et, finalement, de Cornille sur les Crânes. Au plus fort des combats, Wendy Rosenberg, baronne des Saulnières, fut capturée lors d’une razzia nocturne et exécutée promptement au milieu de Salvar. En riposte à cet affront, Florence Casielli, la fille de Victor, fut kidnappée par les corsaires. Le général accepta alors d’échanger sa place contre la sienne. L’homme fut exécuté peu après dans les marais par le capitaine des Crânes Isidore Renault.

Pendant quelques mois, l’État-major de la Ligue des Mérillons crut que la victoire totale sur le Duché des Crânes lui appartenait. Or, apparurent à l’ouest les armées de Fel ayant annexé un à un les comtés qui les séparaient de Salvamer. Menacés d’être pris entre le marteau et l’enclume, les forces salvameroises et avhoroises durent battre en retraite dans les marais et trouver refuge dans la forteresse de Coeur-de-Sel. C’est là que se déciderait l’issue de cette guerre régionale. Succédant à Victor Casielli au titre de général des armées avhoroise, c’est le commandant Puig de Pallars, un chevalier issu de la vieille noblesse, qui reçut le mandat d’empêcher l’avancée des armées de Fel et des Crânes. À ses côtés et représentant Salvamer, Bartolomeo Brezra, devait le supporter dans cette tâche. Lors de la bataille de Coeur-de-Sel, alors qu’ils étaient largement dépassés en nombre et en équipement, de Pallars résista à quatre assauts consécutifs contre ses positions. Le commandement de Fel lui offrit, à lui et aux siens, de reprendre le chemin de Vêpre avec leurs armes et leurs bannières. Clamant qu’il valait mieux mourir que de retourner à Vêpre défait et déshonoré, Puig invita simplement les Felbourgeois à faire mieux que lors des quatre danses précédentes. Impressionnés par la bravade du jeune homme, et calculant que les gains n’en valaient pas le sacrifice, ce furent les forces Aerann qui élirent de battre en retraite en ce jour. Tragiquement, après une semaine de combats et des milliers de morts et blessés, c’est Brezra qui perdit la vie sur les murailles. Pouvant encore tenir la place pendant des mois, Puig estima néanmoins que la supériorité des armées Mérillons avait été démontrée et décida de laisser Fel et ses alliés hisser leur bannière sur les marais sanglants.

La reconquête de Coeur-de-Sel par le duché des Crânes fut la dernière avancée notable des armées du sud dans les Saulnières. S’arrêtant au Fleuve en Saulne, celles-ci ne purent jamais espérer franchir le cours d’eau et poursuivre leur avancée vers Villeroc. Les Salvamerois, quant à eux, élirent de construire à quelques lieues au nord du fleuve un nouveau fortin -Fort de Marmagne- destiné à surveiller les déplacements ennemis. Officiellement, et malgré la fin de la Guerre de la l’Avènement en 345, jamais la paix ne fut signée entre le nord et le sud, le Symposium des Justes refusant de reconnaître la légitimité des Crânes.

Au lendemain de la guerre, le siège du pouvoir de Villeroc fut déplacé au Fort de Marmagne qui devint du même coup une nouvelle marche. Surveillant autrefois les frontières occidentales, les troupes stationnées dans la région avaient désormais pour tâche de garder à l’oeil les régions méridionales. Héritant de cette délicate tâche, c’est la fille de Bartolomeo Brezra, Floriana Brezra, qui détenait le titre de marquise de Marmagne. Si celle-ci ne possédait qu’une faible expérience militaire sur le terrain, étant formée dans les cercles de stratèges de l’Académie Rozella. Néanmoins, nul ne pouvait douter de sa haine farouche envers les autorités des Crânes, celles-ci ayant causé la mort de son père il y a un demi-siècle de cela. Son manque d’expérience était donc amplement compensé par un zèle inouï à empêcher un quelconque intru de traverser le Fleuve-en-Saulne ou de s’aventurer dans “ses” marais.

Négligée par le Symposium des Justes pendant les années de “trêve”, la reprise de la guerre ouverte entre Salvamer et le Duché des Crânes en 381 provoqua un retour des investissements militaires massifs dans la marche. À cette occasion et pour la première fois de sa carrière militaire, la marquise Brezra fut nommée stratège en chef de la reconquête des Saulnières. Ayant à sa disposition des milliers de soldats avhorois et salvamerois et maîtrisant à la perfection la géographie périlleuse des marais, elle fut à la principale responsable des victoires initiales fulgurantes des alliés sur leurs adversaires de Coeur-de-Sel. Or, les rapports militaires et diplomatiques défaillants en provenance de Salvar concernant la potentielle alliance entre le Duché des Crânes et les Disciples de Mura’Ahi, en Ardaros, sonna le coup de grâce de l’avancée rapide de ses troupes. Enragée, dame Brezra ordonna personnellement au printemps 382 l’exécution de la marquise de Coeur-de-Sel, Livia Sognarello, avant que ses armées ne battent en retraite et n’abandonnent les territoires des Crânes dans les Saulnières. Sognarello, à qui le Symposium des Justes avait pourtant réservé un emprisonnement confortable au lendemain de sa capture, fut alors sauvagement écorchée vivante par les Chasseurs des frontières avant d’être clouée, sa chair et ses organes exposés, sur les portes de son fortin. Cet acte brutal et hors des conventions nobiliaires -même en temps de guerre- fut unanimement condamné par les représentants du Duché des Crânes. De Salvar, la marquise Brezra ne reçut qu’une faible réprimande qu’elle ignora publiquement. Depuis, la cour de Marmagne prépare sa contre-attaque afin de reprendre le territoire qui lui fut volé par les hérétiques et les conspirateurs.