LAURE

DESCRIPTION DE LAURE

Capitale : La Franche Cité de Gué-du-Roi, la Résistante

Dirigeant.e.s : Étienne Lacignon (Protecteur du nord), Horatio Torrig (Protecteur du sud) et Charlotte Cotnoir (Intendante de Gué-du-Roi)

Devise historique : « Par nous, pour nous »

Inspirations : Aristocratie, mercenariat, chevalerie

Gentilé : Laurois / Lauroise


Morcelé, affaibli et dévoré par les ambitions conflictuelles de ses habitants, le palatinat de Laure ne s’est que récemment relevé des guerres intestines qui l’ont marqué depuis la Guerre de l’Avènement. Avant le quatrième siècle, Laure était considéré comme le cœur du royaume, le terreau d’où émergeaient une majorité de princes et de princesses d’Ébène. Gué-du-Roi, sa capitale, jouissait d’un positionnement stratégique sur le fleuve de la Laurelanne lui accordant un droit de regard sur l’entièreté des échanges entre le nord et le sud du pays. Son peuple, méprisant les scandales, se faisait une fierté d’être la source de la stabilité ébènoise.

Puis vînt le quatrième siècle. En quelques années à peine, l’héritage des Laurois fut profané : invasions et saccages sarrens, corruption spirituelle de plusieurs de ses nobles, purge sanglante et inquisitrice à Gué-du-Roi, assassinat de la famille régnante Lacignon et déchéance de ses derniers comtes-protecteurs. Une à une, les tragédies s’abattirent sur le palatinat qui se trouva privé de sa puissance d’antan. Lorsque les armées felbourgeoises frappèrent aux portes de Vallon, au centre de la région, les protecteurs laurois ne purent les repousser et assistèrent impuissants à l’annexion d’une bande importante de leur territoire. Les patriciens refusant à l’époque le règne du Guérisseur couronné se replièrent à l’intérieur de Gué-du-Roi et en firent leur dernier retranchement pendant que le brasier se répandait sur le reste des terres.

Dès 379, à l’initiative d’une nouvelle génération patricienne lauroise, la récupération du territoire laurois s’enclencha. Par la force de la diplomatie ou des armes, le Symposium des Braves -assemblée républicaine siégeant à Gué-du-Roi- circonscrit l’influence felbourgeoise dans ses comtés centraux, puis parvint à ramener sous la bannière de la croix le comté de Vallon tout en étendant par conquête les intérêts laurois jusqu’à Haut-Vignoble, en territoire sarren. Les négociateurs patriciens allèrent même jusqu’à se rapprocher stratégiquement de la haute-noblesse de Fel et à conclure un mariage entre son duc, Friedrich Aerann, et la comtesse lauroise en Bleu-Comté, Vilda Lacignon. Cette union devait embraser la province.

En 380, c’est de l’intérieur que vint le péril qui devait changer le visage de Laure. S’affirmant défenderesse des vrais Laurois et revendiquant une filiation avec les anciens ducs Torrig de Laure, la famille Blancgivre mena une féroce campagne contre la signature d’une alliance avec Fel et les Lacignon eux-mêmes. En quelques saisons, le conflit dégénéra en une guerre civile qui divisa la province en deux : La Guerre des Croix. Ce n’est que lorsque les Sarrens et le duc de Fel menaçèrent de profiter de la faiblesse du palatinat pour s’emparer de ses terres ou mener des pillages que des pourparlers permirent l’instauration d’un nouveau régime fondé sur le compromis.

Auparavant séparée en plusieurs comtés et seigneuries indépendantes, Laure est aujourd’hui divisée en trois entités politiques collaborant occasionnellement. Au nord du fleuve Augivre, le Protecteur du Nord, Étienne Lacignon, agit en tant que duc à partir du Château de la Pointe pour les comtés de Hanem, Rivelm et du Bleu-Comté. Au sud, c’est la famille Torrig, autrefois Blancgivre, qui règne comme Protecteur du Sud sur les comtés de Vallon, Hessifiel et Namur et Léola par le biais d’Horatio Torrig qui siège à Vaer-en-Givre jusqu’à la majorité de sa nièce. L’essentiel du territoire laurois est donc scindé en deux entités nées des ambitions et idéologies conflictuelles de ses seigneurs. Néanmoins, celles-ci partagent une ferme alliance militaire et patriotique poussant le nord comme le sud à se prêter main-forte en cas de menace pour l’intégrité des terres lauroises.

Finalement subsiste la cité franche de Gué-du-Roi, située au confluent de la Laurelanne, fleuve traversant la contrée du nord au sud, et de l’Augivre, affluent s’écoulant du Val-Follet à l’est vers la mer Blanche à l’ouest. Après la Guerre de l’Avènement, la capitale lauroise jouissait d’une permission royale unique dans le royaume lui permettant d’échapper à l’hégémonie de la Couronne Ce statut en fit le principal bastion du patricisme et du républicanisme en Ébène. Grâce à des compagnies mercenaires et aux gardes personnelles des familles patriciennes installées sur place, la cité assurait la sécurité du Symposium d’Ébène -désormais aboli- hébergé entre ses murs. Après la Guerre des Croix, Gué-du-Roi conserva son indépendance, celle-ci étant dirigée par le Symposium des Braves et l’Intendante élue parmi ses membres.

Historiquement, le palatinat de Laure fut colonisé par le peuple de Vindh. Gué-du-Roi, dans les temps anciens, portait le nom de Vaer et ne constituait qu’une foire marchande prospère. Toutefois, lorsque Casteval -forteresse du Val-Follet à l’Est- sombra dans la déchéance, un flot ininterrompu d’exilés cogna aux portes de Vaer. Malgré leurs cultures distinctes, hôtes et invités parvinrent à cohabiter harmonieusement afin de hisser Vaer au rang des cités d’envergure du continent. Deux peuples semblent ainsi habiter Laure. Les descendants de Vindh, renfrognés et sévères, occupent habituellement des rôles d’artisans, de soldats et de cultivateurs. La finesse et la délicatesse ne sont pour eux que des mots vides empêchant les hommes laborieux de vaquer à leurs véritables tâches. À l’inverse, les héritiers de la culture de Casteval oeuvrent en tant que pêcheurs, boutiquiers et scribes. Plus près des traditions d’Avhor et de Salvamer, cette communauté ajoute une touche de diplomatie aux affaires de la région. Bien sûr, les conflits entre ces deux tempéraments radicalement opposés sont fréquents à Gué-du-Roi, même si ceux-ci ne menacent guère de jeter le territoire dans l’anarchie.

Un point commun caractérise toutefois l’entièreté des tempéraments laurois : la nostalgie. De la déception résignée à l’espoir farouche de redorer le blason de leur palatinat, les Laurois observent avec nostalgie leur passé révolu. Bien qu’elle ait regagné de son unité et de sa prestance après la Guerre des Croix, Laure demeure l’ombre de ce qu’elle était auparavant. Ses habitants se replient donc pour plusieurs sur de plus petits ensembles susceptibles de restaurer leur héritage perdu. Compagnies de mercenaires, familles nobles sans terres, compagnies marchandes et parfois même congrégations religieuses les rassemblent et leur offrent de nouvelle raison d’espérer.

Cette réalité ne manque pas d’influencer les habits des Laurois. Nobles et patriciens des maisons influentes, mercenaires des cohortes engagées ou chevaliers aux modestes terres, ils arborent fièrement (et parfois avec exubérance) dans leurs habits les couleurs de leurs organisations.

II.COMTÉ DE RIVELM ET HANEM

Enfant pauvre du palatinat, le nord laurois a épouvantablement souffert lors du quatrième siècle. Fanatisme religieux, invasions sarrens, champ de bataille de choix pour les affrontements entre Royalistes et Républicains, Peste sanglante ; il n’y a pas un malheur que les Nord-Laurois des anciens comtés de Hanem et de Rivelm n’ont éprouvé lors du dernier siècle.

Un malheur ne venant jamais seul, au terme de la Guerre de l’Avènement, une ligue de capitaines mercenaires a massivement investi les lieux afin d’y installer ses armées. La Table des Dix soutenait dans la région un régime oppressif et impitoyable et dépouillait éhontément les serfs de leur pain afin d’enrichir les artisans, marchands et soldats. Malgré l’implacable et cruelle justice qui y régnait, la ville de Guethier -où était établie la Table des Dix- et les barons-mercenaires parvenaient à maintenir les apparences grâce aux efforts diplomatiques constants de leur porte-parole, le baron Frederick de Mettenheim. C’est au terme de la Guerre des Croix en 381, après des affrontements sanglants au sein même de la Table des Dix, qu’Édith de Hanem et Frederick de Mettenheim, désormais mariés, furent nommés par le Protecteur du Nord Étienne Lacignon comtesse de Hanem et comte de Rivelm.

-Géographie-

Les comtés de Rivelm et Hanem, quoique distincts géographiquement et politiquement, sont étroitement unis par une histoire commune et le couple comtal à leur tête.

Occupant le nord-ouest laurois, le comté de Rivelm est l’hôte de la populeuse ville de Guethier. À l’embouchure de la Laurelanne et à une heure de navigation à peine des îles d’Yr, Guethier est à la fois bastion, lieu de négoce et siège du pouvoir du comte Frederick de Mettenheim. Cette communauté fortifiée sert de relais pour les commerçants transigeant dans la région. Cet achalandage fait de Guethier un nid à rumeurs fabuleux où les informateurs des seigneurs ébènois peuvent se renseigner au sujet d’événements de toutes sortes, et ce à faible prix. Bien sûr, les artistes et philosophes n’apprécient que peu l’endroit en raison des lois strictes qui y furent instaurées à l’arrivée de la Table des Dix lors de la Guerre de l’Avènement et maintenues par le comte Frederick de Mettenheim. Toutefois, depuis quelques années, les marchands et négociants, profitant du bas prix des propriétés et des terres et de la protection assurée par les autorités, ont recommencé à y investir. Entre les couvre-feux et les exécutions publiques, il n’y a que peu de place pour les libertés individuelles.

La sécurité de Guethier est assurée par la garde comtale de Mettenheim, elle-même constituée des guerriers des anciennes compagnies mercenaires demeurées fidèles à l’homme lors de la Guerre des Croix. Les brutes et reîtres d’autrefois, désormais chevaliers et baronnets, arborent ainsi les étendards du Frelon d’argent du comte, des Buffles incarnats de la baronne Dorothée du Castel, des Taureaux de Cuivre du chevalier Cadfael du Follet et, sur les eaux, de la Flotte de l’Apogée de l’Intendante du port de Guethier Elaine du Gué. Ces forces armées ne sont toutefois qu’une fraction de celles qui composaient les légions du nord laurois, une bonne part d’entre elles -sympathiques aux Blancgivre et Torrig- ayant été exilées ou massacrées. Autant dans le bourg que les campagnes, ces “chevaliers” de nom uniquement appliquent avec un zèle préoccupant les volontés de leur seigneur et matent avec une violence inouïe tout germe de révolte.

Si Gué-du-Roi représente le principal point de rencontre de Laure, les campagnes longeant la Laurelanne jusqu’à la Baie d’Ambroise sont tout de même ponctuées d’une multitude de hameaux cherchant à profiter des rares routes commerciales subsistant à ce jour. Dans les campagnes de Rivelm, l’économie toute entière est tournée vers la satisfaction des appétits militaires des nouveaux barons et chevaliers. En échange de leur protection, ceux-ci ne laissent que le strict minimum aux serfs extrayant les matières premières du territoire. Carrières de pierres au nord-ouest, camps de bûcherons à l’est et fermes au sud sont donc saignées à blanc à chaque mois, leurs ouvriers n’ayant ni les moyens, ni l’éducation pour s’exiler. Afin de maintenir leur règne, ces seigneurs gavent cependant les artisans et spécialistes : forgerons, maçons, teinturiers, ébénistes, menuisiers, etc. La compétition étant forte dans le royaume pour ces corps de métier essentiels, Mettenheim sait leur faire miroiter des conditions de travail alléchantes…même si celles-ci sont directement alimentées du désespoir de leur main-d’oeuvre.

En raison de ces inégalités sociales flagrantes et exacerbées, pauvreté et richesse se côtoient sans gêne en Rivelm. Du plus petit village à la communauté élargie Branderband, de misérables masures de pailles et d’argile s’appuient sur des manoirs érigés à grands frais par les armées comtales et les désormais opulents artisans locaux. Lueur d’espoir pointant à l’horizon depuis 381, la baronnie de la Rosefranche semble vouloir s’extraire de sa situation à l’initiative de sa baronne Odette de Sabran. Nouvelle plateforme de négoce des armes dans le nord de Laure, elle s’enrichit directement à partir des inévitables conflits opposant le palatinat à ses voisins.

Dans n’importe quelle autre région d’Ébène, cette situation aurait eu tôt fait de mener à la révolte, mais la terreur des récents massacres hante toujours les Nord-Laurois, leur faisant préférer la soumission à la mort. Néanmoins, ces inégalités flagrantes n’empêchèrent pas la Guilde royale des Artisans d’ériger au port de Guethier, à l’hiver 379, une gigantesque grue permettant le chargement et le déchargement de matériaux de construction sur les navires circulant sur la Laurelanne. Ponctué d’émeutes déclenchées par les travailleurs souffrant des hauts prix de la nourriture dans la région, le chantier fut difficilement mené à terme. Il fallut à la guilde investir massivement dans l’érection de logements temporaires pour persuader les constructeurs de reprendre le travail.

Lors des semaines qui suivirent l’érection de la grue royale, Guethier connut un renouveau économique malgré la famine qui frappait le royaume. Mahaut Ferrand, assistée des factions patriciennes, fut l’une des figures de proue de ce regain de vitalité. Rassemblant les ressources des commanditaires de Gué-du-Roi et de Laure, et malgré quelques rixes avec les autorités locales, elle fit ériger à l’extérieur des murs occidentaux de Guethier l’Académie Royale Patricienne du Fer-Martyr. L’entreprise fut soulignée par la Table des Dix qui, en guise de remerciement, accorda à la directrice Ferrand le titre de capitaine en son sein. Associée à l’Ordre du Fer-Martyr ayant ses quartiers au palais royal en Yr, cette institution de formation militaire est l’une des rares de ce genre reconnues par la Couronne. Toujours sous la direction de Mahaut Ferrand, chevalier du Fer-Martyr des premières heures, ses élèves obéissent aux plus stricts serments chevaleresques et se spécialisent dans les guérillas militaires rapides, chirurgicales et, souvent, dangereuses. Bien qu’impliqués dans la protection de Guethier, les cadets et écuyers de l’académie sont perçus comme des idéalistes par nombre d’anciens mercenaires.

Le comté de Hanem, pour sa part, s’étend de la rivière Rivelm jusqu’à l’Augivre au sud. Auparavant partie intégrante des territoires subordonnés à la Table des Dix de Guethier, il fut remis à la comtesse Édith de Hanem au terme de la Croix des Croix. En raison de la distance le séparant du siège du pouvoir des anciens mercenaires et de sa proximité avec Gué-du-Roi, celui-ci est plus prospère que son homologue du nord. Au coeur des terres, le bourg agricole de Vesteliam est l’un des principaux greniers de céréales de Laure. À des lieues à la ronde, les paysans des Prés-du-Nord y convergent régulièrement afin de participer aux foires agricoles s’y déroulant. Bien que piétinés et saccagés lors des déplacements des armées impliquées dans la Guerre des Croix, ils ont rapidement repris leur croissance grâce à une nouvelle génération de cultivateurs ayant été déplacés pendant le conflit en raison de leur loyauté envers les Lacignon.

Le siège du pouvoir de la comtesse de Hanem repose dans le bourg fortifié de Fier-Castel, à l’extrême-sud du comté et faisant jonction avec le Bleu-Comté et Vallon. Considéré pendant des siècles comme l’avant-poste de Gué-du-Roi, Fier-Castel fut pillé et détruit par les armées du Monarque lors de la Guerre de l’Avènement à la veille de la bataille décisive de la Chute-du-Prince. Dans les décennies qui suivirent, la Table des Dix, estimant ce fortin trop éloigné de ses préoccupations du nord, le laissa en ruines et en proie aux gueux sans logis. Il devint alors le repaire de pauvres âmes, de vagabonds et de troupes de brigands tirant leur pitance des vols dans les plaines au nord de l’Augivre. C’est Édith de Hanem qui, la première, décida en 381 de purger les lieux de ses occupants et de restaurer l’héritage de ses aïeuls. L’opération militaire fut l’une des premières menées conjointement entre les vassaux du Protecteur du Nord Étienne Lacignon et Lacignon lui-même et solda par un massacre troublant. Les travaux de reconstruction débutèrent au début de l’année 382 et se poursuivent encore à ce jour.

À l’ouest de Fier-Castel, près de la lisière orientale du bois de la Chute-du-Prince, se dresse le Chapitre fortifié de l’Ordre médical d’Ébène. Voué à la formation de guerriers médicaux, ce fief désormais vassal de Hanem fut fondé par William Sectral Bupori à la fin de l’automne 380. En ses murs et à l’ombre de son bastion, en plus de la recherche médicale, des guerriers y apprennent les rudiments de la médecine tandis que des soigneurs sont formés aux arts militaires. Les spécialistes éduqués en ces lieux sont donc habilités à intervenir sur les champs de bataille afin d’y prodiguer des soins d’urgence. Comme chez les Pharmacies de Sabran disséminées un peu partout dans le royaume, un comptoir de la Banque libre d’Ébène assure le financement des soins à la populace locale.

Enfin, sur les bords de la Laurelanne, le fief de Jouvence est une dépendance du Duché de Fel depuis son offensive de l’été 381.

-Histoire-

Peu de régions du royaume ont autant souffert des affrontements de la Guerre de l’Avènement et de ses prémisses que les territoires situés au nord de Gué-du-Roi. À l’abri de tout scandale pendant des siècles, les comtés de Hanem et Rivelm furent propulsés à la fin de la Guerre des deux Couronnes, en 321, à l’avant-scène de la politique d’Ébène sous l’influence de comtes aux ambitions dévorantes.

Tout d’abord à Hanem, une église s’affublant du nom de “Cariannistes” profita de la ferveur religieuse des Laurois associés à la rigide congrégation du Haut Pilier pour prendre le pouvoir. Après une réorganisation rapide et implacable lors de laquelle des dizaines d’opposants idéologiques furent expulsés, emprisonnés ou éliminés subtilement (dont les aïeuls de l’actuelle comtesse Édith de Hanem), les Cariannistes menés par les prêtres Emeric de Hanem, Clemens de Hanem et Julius de Hanem tissèrent des liens étroits avec le trône d’Yr occupé par Elemas IV, puis obtinrent le prestigieux statut d’intendants du Siège des Témoins de la capitale. En quelques mois à peine toutefois, il apparut à tous que la doctrine inflexible et dogmatique des Cariannistes ne pouvait que mener à son autodestruction. Bannissant du célestaire d’Yr les fidèles des congrégations critiques de leur règne et manipulant les décrets du Conseil de la Foi du palais princier afin de contraindre les libertés individuelles des Célésiens, ils s’attirèrent des ennemis par centaines. En 322, face à la colère grondant en leur fief, Clemens et Emeric se retirèrent en Hanem pour étouffer les germes de révolte. Cela laissa le champ libre à Julius dans la Cité d’Yr afin de mener à bien ses projets. D’une nature profondément troublée ne trouvant ses balises que dans une foi indubitable envers le Céleste, il rejoignit à l’avènement de la princesse Théodoria la Garde Céleste et en devint l’un des inquisiteurs. Se succédèrent alors les crimes contre les sujets d’Ébène : meurtres au Siège des Témoins, purge de Gué-du-Roi, tortures publiques d’innocents, tentative de coup d’état à Haut-Dôme, etc. Par milliers, des guerriers piétinèrent les champs de Hanem en guise de représailles, tuant indistinctement les serfs et les protecteurs des lieux. C’est au printemps 323 que Julius fut enfin arrêté par Fidel Guglielmazzi qui l’étrangla dans la chapelle du palais d’Yr, entraînant de ce fait sa propre condamnation. Au début de la Guerre de l’Avènement, les Cariannistes étaient enfin disparus du paysage laurois, mais ils laissaient derrière eux un comté saccagé.

Le comté de Rivelm, plus au nord quant à lui, fit les frais des mésaventures tragiques de son seigneur, Fidel Guglielmazzi. Ancien comte en Avhor, l’officier émérite du Bataillon sacré fut jeté dans le tourbillon des intrigues politiques et criminelles qui menèrent à l’implosion du coeur du royaume peu avant la Guerre de l’Avènement. Tout débuta en 322 lorsque le Grand chevaucheur du Sarrenhor, Sigismond le Vif, en proie à des querelles intestines, décréta une grande course allant de Lys d’Or jusqu’à Guethier, à l’extrême nord de Rivelm. Contrairement aux compétitions équestres bien mesurées des palatinats dits civilisés, les courses sarrens entraînent le déplacement de milliers de chevaucheurs -participants ou spectateurs- cherchant à contribuer à la nomination du prochain Grand chevaucheur. Au début de l’hiver 322, une véritable horde se présenta donc aux frontières lauroises. Un à un, les chevaliers et leurs armées furent brisés devant cette marée de chevaux et de guerriers. Ce n’est qu’aux portes de Guethier, après que le comte-protecteur du moment Théodor Lacignon ait opté pour le repli stratégique dans les bastions du territoire, que les troupes furent arrêtées à la vue de Fidel Guglielmazzi et de ses forces. La perspective d’une guerre ouverte officielle ne plaisant à personne, mieux valait trouver un terrain d’entente. Néanmoins, le mal avait été fait : des centaines de fermes avaient été pillées, la confiance de la population était ébranlée et la famine pointait à l’horizon.

Lorsque la famille palatine lauroise -les Lacignon- fut lâchement assassinée par Théodor Lacignon peu après ces événements, Guglielmazzi hérita du titre de comte-protecteur des terres. Peu à peu, au fil des combats, des changements de régimes à Gué-du-Roi, des trahisons et des catastrophes naturelles, il sombra dans un état de dépression intense. Celui-ci atteignit les bas-fonds lorsque Mila Chilikov, comtesse-protectrice de Corrèse chère à Fidel, subit le rituel d’Illumination aux mains de la Garde Céleste. Celle-ci en revint alors changée. Afin de ramener la lumière en la femme perturbée, Guglielmazzi commandita un contre-rituel aux tendances hérétiques qui entraîna la mort d’une Vestale innocente et de la toute nouvelle seigneur-palatine de Laure, Constance Lacignon. Tandis que le comte-protecteur subissait son procès pour hérésie et meurtre, il scella sa destinée lorsqu’il rompit le Pacte du vin du palais d’Yr et étrangla Julius de Hanem, responsable de l’Illumination de Mila Chilikov. Le comté de Rivelm, à feu et à sang et privé de seigneur, rejoignait dans la pauvreté et la précarité son voisin de Hanem.

Lors de la Guerre de l’Avènement, le nord de Laure fut pour ainsi dire une terre morte. Prises entre les feux des royalistes d’Yr et les républicains de Gué-du-Roi et privées de seigneurs protecteurs coordonnant la résistance, les populations de Guethier et des environs vivaient dans la peur perpétuelle des pillages et rapts. Cet état de fait dura près de vingt ans, aucun des belligérants ne souhaitant s’embourber dans la gestion de ce territoire malsain. Ce n’est qu’en 345, au lendemain de la signature de la paix, que la région connut de nouveau la stabilité. Malheureusement, celle-ci ne devait pas être synonyme de prospérité.

Effectivement, après la conclusion de la guerre, Gué-du-Roi remercia bon nombre des mercenaires engagés lors des années précédentes. Ces cohortes de guerriers farouches avaient trouvé leur utilité lors des violents affrontements en Casteval et Vallon ou même à Mons, mais elles ne pouvaient s’acquitter des travaux de reconstruction et de maintien de la paix qui incombaient désormais aux patriciens de la cité. Sans solde et privées d’employeurs pour des années en raison du nouveau règne absolu du Monarque, plusieurs compagnies décidèrent de prendre leur dû et de se forger leur propre avenir. À l’automne 345, près de deux mille guerriers suivants les ordres de dix capitaines investirent les anciens comtés de Hanem et Rivelm. À Vesteliam, Branderband, Rosefranche et Guethier (entre autres), ils matèrent les baillis choisis parmi le peuple lors des vingts années de guerre et s’autoproclamèrent barons des terres. Procédure irrégulière s’il en est une, personne n’intervint toutefois ; rien de bon ne pouvait être tiré du nord laurois et il valait mieux un ordre cruel qu’un chaos incontrôlable.

Lors des décennies qui suivirent, la “Table des Dix” de Guethier, comme ces barons-mercenaires se faisaient appeler, imposa à son peuple un régime draconien afin d’éliminer toute trace de criminalité et de désordre. Bien sûr, certains cartels survécurent, mais ceux-ci étaient normalement sous leurs ordres. Par dizaines, des exécutions publiques sanglantes et exemplaires achevèrent de soumettre les serfs déjà rompus par les aléas du destin. Avides de richesses et privés de toute tradition nobiliaire élevant leurs pratiques, les barons-mercenaires remirent sur pied l’économie locale par des techniques se rapprochant de l’esclavage et centralisèrent autour de la Table des Dix les maigres impôts et taxes générées annuellement.

Malgré les tempéraments conflictuels autour de la Table des Dix, c’est Frederick de Mettenheim, le porte-parole officiel de l’organisation, qui tint celle-ci soudée pendant plus de trente ans. Ancien capitaine des Frelons d’argent, l’homme était un beau-parleur charismatique et diplomate, mais dépourvu de toute forme de compassion ou de pitié. Derrière son sourire de façade s’activait un esprit calculateur conscient de la mauvaise réputation de son organisation et soucieux d’arborer les plus beaux atours dans les cours du royaume. Toutefois, dès 379, deux nouvelles compagnies mercenaires -ou guerrières- firent leur apparition dans le cercle restreint des dix : la Compagnie Wolfe sous William Wolfe et l’Ordre du Fer-Martyr sous Mahaut Ferrand. C’est par ces militaires, s’estimant moins liés à Mettenheim, que les premières fissures dans l’unité de Guethier devaient apparaître. Si plusieurs des frictions politiques découlaient du traitement sauvage de la population locale par les autorités et de la place de l’Académie royale du Fer-Martyr dans les affaires publiques, c’est la Guerre des Croix qui provoqua l’éclatement définitif du gouvernement en 381.

Approchés par le camp des Blancgivre au début de l’année 381, la Compagnie Wolfe prêta main-forte aux armées du sud en campagne dans le Bleu-Comté. Pour Mettenheim et ses alliés ayant officiellement pris le parti des patriciens et des Lacignons après les victoires de Haut-Vignoble au Sarrenhor et les investissements des Sabran dans sa communauté, le contrat des Wolfe était problématique. Deux factions se formèrent donc au sein de la Table des Dix : les partisans de Mettenheim souhaitant abandonner la pratique mercenaire pour embrasser une vie digne de la noblesse traditionnelle, puis les sympathisants des Wolfe demeurant attachés à leur statut de reîtres. Au printemps, James Wolfe, encouragé et financé par les Blancgivre, demanda officiellement une élection au sein de la Table des Dix afin de résoudre la question. Frederick de Mettenheim maintint son sourire de façade et ses bonnes manières, puis affûta ses dagues.

Au 45e jour du printemps, le porte-parole apparut avec ses alliés à l’arène de Guethier où étaient tenus des combats de chiens et d’ours organisés par la famille Blancgivre en appui à la candidature des Wolfe. À son bras était accrochée sa nouvelle épouse Édith de Hanem, noble héritière du comté de Hanem privée de ses terres depuis la Guerre de l’Avènement. Dans un acte de trahison inédit, Mettenheim fit exécuter le capitaine de sa garde -le belliqueux et intraitable Aymeric Desneiges- et le donna en pâture aux chiens. Au même instant, des arbalétriers et loyalistes armés de dagues répandirent la mort dans les gradins de l’arène en assassinant froidement leurs anciens confrères d’armes ayant embrassé la cause des Blancgivre et des Wolfe. Primerose de Blancgivre, elle-même présente sur place, n’échappa à la purge que de justesse. Dans la cité de Guethier, la nouvelle de ces événements se propagea à une vitesse fulgurante et permit aux survivants des compagnies mercenaires ciblées de prendre la fuite.

Dans les jours qui suivirent, les forces ayant échappé au coup du comte et de la comtesse de Hanem se rassemblèrent à Branderband, modeste fief au sud de Guethier et du Château de la Pointe. Plusieurs capitaines et sergents refusant le changement de régime avaient été sauvagement assassinés, mais il en fallait plus pour anéantir les vétérans mercenaires. Ayant reçu des promesses de reconnaissance au sein des régiments royaux et parmi la petite noblesse lauroise, plusieurs avaient accepté de plier le genou devant Édith de Hanem. Quant aux autres, ils devaient trouver refuge auprès des armées loyales aux Blancgivre. Derrière le nom des Wolfe, la tradition du mercenariat de Guethier se rassembla à Branderband dans l’espoir de reprendre ce qui était sienne.

La bataille de Branderband débuta officiellement au 89e jour du printemps lorsqu’une déflagration retentissante réveilla en sursaut les habitants riverains de la baronnie de la Rosefranche. Un navire de transport de poudre noire à destination des armées Blancgivre venait d’exploser tandis qu’il se dirigeait subtilement vers le sud de la province. Malgré ce revers, les armées Blancgivre se déplacèrent vers Guethier pour mettre fin au règne de Mettenheim. Six cents défenseurs se dressaient entre les assaillants et la ville. Sur les remparts, des arquebusiers de la Rosefranche loyaux à Celiandre Camassias pouvaient éliminer avec précision les assiégeants à une centaine de mètres. À leur côté, les anciens mercenaires demeurés loyaux à Frederick de Mettenheim -un peu plus de la moitié des forces initiales- surveillaient leurs flancs. Odette de Sabran et Mettenheim eux-mêmes semblaient les commander. C’était là beaucoup moins que ce que les attaquants prévoyaient, ce qui présageait un coup fourré de leurs adversaires. Grâce à une bombarde montée sur un chariot, les premiers tirs furent dirigés sur les remparts.

En soirée du 93e jour, les défenseurs de Guethier décidèrent de passer à l’action. Sans avertissement, les portes ouvrirent et, sous le tonnerre de l’artillerie sur les murs, ils entreprirent de marcher vers le camp de siège. Comme si elles attendaient ce moment depuis le premier tir de bombarde, les assiégeants battirent en retraite vers Branderband. Leur objectif n’avait jamais été de prendre Guethier directement, mais d’attirer leurs ennemis dans les campagnes lauroises préalablement piégées et défendues par des canons dissimulés. Flairant le stratagème, les militaires d’expérience en poursuite progressèrent prudemment. Ceux-ci ne semblaient pas faire de cas d’une avancée lente, probablement conscients que le temps jouait en leur faveur.

C’est finalement près de Branderband, après cinq jours de retraite stratégique et de guérilla sanglante, que les éclaireurs Blancgivre repérèrent des armées à moins d’un jour de marche dans toutes les directions : chevaliers de Gué-du-Roi à l’ouest, fantassins du Bleu-Comté et de Vallon à l’est, armes de siège au nord, et un important contingent de la 1re Lance du Fer-Martyr entreprenant une prise en tenaille par le sud. Ces derniers avaient utilisé le bastion récemment achevé de l’Ordre médical d’Ébène comme point de ralliement près de l’Augivre pour ensuite remonter vers le nord. En somme, les partisans des Lacignon étaient au moins deux fois plus nombreux que leurs adversaires et avaient l’avantage de l’expérience et du terrain.

Au 98e jour du printemps, le premier véritable affrontement survint dans les champs de Branderband. Les poursuivants de Guethier décidèrent de braver les canons des Blancgivre-Torrig et chargèrent avant que ces derniers ne puissent de nouveau se replier. Ne pouvant résister à la vague de guerriers qui convergeaient vers eux, les Blancgivre ordonnèrent l’abandon de Branderband et le repli vers Mons, au sud du fleuve Augivre. La traque se poursuivit jusqu’à la forêt de la Chute-du-Prince. Parmi les combattants et officiers, il était de connaissance commune que le boisé était réputé dangereux en raison de la présence récemment découverte de noirose. Or, entre les lames des Lacignon et le pollen de quelques fleurs, le second mal semblait le moindre. Ainsi, dans la lugubre forêt qui quarante ans plus tôt avait été le théâtre de la plus terrible bataille de l’histoire d’Ébène, les cavaliers patriciens, rejoints par l’infanterie sanguinaire de Vallon, croisèrent le fer avec les derniers contingents de la Brigade Lacustre et des archers de Mons. Acculés au pied du mur, ceux-ci luttèrent férocement pour leur vie. Devant cette résistance inattendue et les avertissements répétés des éclaireurs, les poursuivants abandonnèrent la chasse après une journée de combats dans la forêt.

Les affrontements qui suivirent le siège de Guethier et la bataille de Branderband furent lourds de conséquences pour le nord : destruction de hameaux, pillage des récoltes, perte de centaines de vies lauroises et, selon les rumeurs, propagation de la mortelle noirose dans les bois de la Chute-du-Prince. Néanmoins, peu après ce point culminant de la Guerre des Croix, des négociations de paix furent entamées et scellèrent le triomphe de Frederick de Mettenheim et Edith de Hanem comme comte de Rivelm et comtesse de Hanem. Mariés à la suggestion de la baronne Odette de Sabran peu avant, ceux-ci formaient maintenant l’un des couples les plus puissants du palatinat.

III.BLEU-COMTÉ

Comté ayant conservé -en apparence du moins- sa neutralité lors de la Guerre de l’Avènement, le Bleu-Comté est un vaste territoire servant de zone tampon entre Laure et l’est du royaume. La région est sous le contrôle du Conseil des Treize, gérant la ville de Savagne et le centre du comté, et du Protecteur du Nord Étienne Lacignon, fils du défunt prince Élémas V à partir du Château de la Pointe au nord.

En dehors du prestigieux château patricien, le Bleu-Comté est toutefois riche de sites d’envergure. Étienne Lacignon partage donc en partie son pouvoir avec les autorités de la prison de Geôles-aux-Martyrs, au sud. Construite par la paladine Ishtar Kadivel au début de la Guerre de l’Avènement, Geôles-aux-Martyrs est la plus vaste prison à ciel ouvert du continent. Initialement conçue dans une vocation de réhabilitation des prisonniers, celle-ci fut graduellement détournée de ses nobles ambitions par des gestionnaires rapaces et impitoyables. Désormais sous l’autorité de Gloria Kadivel, Geôles-aux-Martyrs est davantage une source de revenus qu’un établissement pénitentiaire.

-Géographie-

Plus grande région géographique unifiée de Laure, le Bleu-Comté entretient des frontières avec trois provinces : Avhor, Salvamer et Cassolmer. En raison de ce statut de marche, les autorités de Gué-du-Roi laissèrent historiquement les seigneurs du secteur gérer leurs propres affaires. Celles-ci ayant intérêt à représenter dignement Laure afin d’éviter une invasion qui franchirait nécessairement leurs domaines, les nobles du Bleu-Comté ont appris à entretenir avec l’étranger des relations pacifiques empreintes de neutralité. Malgré tout, au fil des siècles, plusieurs modestes tours de garde en bois furent élevées à l’est. Les verts pâturages du Bleu-Comté empêchant toute résistance face à une armée d’invasion, les protecteurs optèrent pour un réseau de surveillance efficace. Ainsi, même si les armées du Bleu-Comté peuvent sembler bien dégarnies, leur connaissance du terrain et des mouvements adverses leur accorde une capacité de réaction rapide.

Le premier lieu de pouvoir du comté est le Château de la Pointe, résidence du Protecteur du Nord Étienne Lacignon. Construit dans les premières années de la Guerre de l’Avènement sur les berges de la rivière Orellia près d’Avhor, le Château de la Pointe est un grand aménagement aux allures défensives, avec fortifications de pierres ceintes de douves, tracé sur un plan en forme d’étoile. À l’intérieur, une petite ville paisible avec en son centre un grand édifice octogonale ceinturé de quatre tourelles et doté d’une cours centrale permettant à la lumière d’y entrer à profusion par une multitude de verrières donnant autant sur l’extérieur que sur l’intérieur de l’édifice haut de trois étages. Moins achalandé que la populeuse et dynamique franche cité de Gué-du-Roi, le Château de la Pointe a réussi au fil des années à devenir la bibliothèque des patriciens et symposiums du royaume d’Ébène. Dans ses voûtes souterraines solidement construites et soigneusement protégées des intempéries, les nobles et bourgeois du pays venaient fréquemment y entreposer des copies de contrats majeurs. Ce sont d’ailleurs des chercheurs et érudits directement issus de l’académie Rozella, près de Salvar, qui veillent à l’entretien des lieux et des documents. Avec l’éclatement du royaume, cette tendance est en diminution, mais demeure bien vivante.

La topographie de la pointe, dans la baronnie nord de Bleu-Comté, est différente de celles des baronnies plus au sud. Les plaines environnantes au nord sont moins denses en arbres, pourtant affectionnés par les Sanspitié, et ceux qui arrivent à pousser dans les terres plus pauvres sont regroupés en bosquets d’à peine quelques centaines de mètres de circonférence. Le paysage rappelle par endroits les plaines de l’Orrindhas, ce qui permet aux éclaireurs du Château de la Pointe d’apercevoir de loin les potentielles avancées ennemies. Un effort de la dernière baronne, Clémence Sanspitié, afin de reboiser et valoriser certaines terres plus propices à l’agriculture fut abandonné après le début de la Guerre de l’Avènement en 323. Des multiples arbres fruitiers plantés initialement, seuls les coriaces argousiers survécurent et se multiplièrent, permettant la production d’une liqueur prisée des locaux et surnommée affectueusement le Lie-Coeur en raison de ses supposées propriétés aphrodisiaques malgré son goût très acidulé. En 380, sous l’impulsion de la Felbourgeoise Agatha Cuthburg, les infrastructures permettant la culture de l’argousier bénéficièrent d’importants investissements rendant possible la construction d’un centre d’interprétation de la Lie-Coeur. La revitalisation de cette industrie régionale provoqua un regain de popularité du produit dans la Cité d’Yr, désormais offert au côté des grands crus ébènois dans l’Emporium des Alcools libre d’Ébène.

En dehors des villages à vocation agricole éparpillés sur le territoire, le fief de Savagne au coeur du comté est digne de mention. Autour de l’un des rares châteaux fortifiés -mais toujours fait de billots de bois extraits des forêts du sud, la ville de Savagne n’attire que peu l’attention des voyageurs. Au pied des palissades entretenues perpétuellement par les charpentiers locaux, les fermiers et éleveurs régionaux se rassemblent quotidiennement afin de proposer leurs produits aux citadins. Si rien ne permet à Savagne de se démarquer réellement sur le plan commercial, l’oeil aguerri notera que les traditions des Sanspitié imprègnent les travaux de l’entièreté des corps de métier. Du forgeron au menuisier, la devise “Travail bien fait ne requiert qu’un essai” est chère au coeur des artisans. Même lorsque la tâche paraîtra banale et inutile, le Savarois veillera à s’en acquitter dignement et efficacement. Ce perfectionnisme fit de tout temps des habitants du Bleu-Comté des artisans extrêmement prisés à Laure et dans le royaume. C’est entre les murs de ce bourg que se tient le Conseil des Treize, assemblée des plus éminents (et nombreux) représentants de la famille Sanspitié.

Construite au nord du lac du Val, ceinturée à l’est par les montagnes du Val-Follet et à l’ouest par la vaste forêt de Bois-Fort, la ville pénitentiaire de Puy-aux-Martyrs quant à elle est d’une taille respectable considérant qu’il s’agit d’abord et avant tout d’une communauté articulée autour d’une prison. Le voyageur arrivant de Salvamer au coucher du soleil aperçoit d’abord la silhouette du bloc monolithique de la prison, entouré d’une véritable ville aux constructions de pierres (matériel rarement utilisé en Bleu-Comté). La construction de la communauté débuta dès l’invasion des chevaucheurs sarrens en 322. Le Conseil des Treize, craignant que leurs belliqueux voisins ne décident de poursuivre leurs conquêtes vers le nord, choisit les abords du Lac du Val pour y fonder une fortin militaire susceptible de surveiller les frontières méridionales. Lorsqu’Ishtar Kadivel, en quête d’un emplacement pour établir sa nouvelle prison, approcha le Conseil des Treize l’année suivante, ce dernier l’accueillit chaleureusement. Pour ses membres, c’était l’occasion rêvée de se débarrasser à bas prix de la protection d’une zone sensible.

Lors des années qui suivirent, le fortin se muta en une véritable prison de pierre aux multiples champs emmurés afin de permettre le travail en plein air des détenus. Parallèlement à cette expansion, la communauté de Puy-aux-Martyrs grandit en taille et en population afin de soutenir les activités carcérales des geôles. Seuls les courageux acceptèrent toutefois d’amener leurs familles sur place. Les évasions étant monnaie courante -surtout depuis le changement d’administration et la nomination de l’intendant Gloria Kadivel, la paix dans les environs de l’agglomération est perpétuellement menacée. Geôles-aux-Martyrs est une poudrière rentable, certes, mais aussi prête à exploser au moindre faux-pas de ses propriétaires. Dans un rayon de plusieurs lieues en dehors de Puy-aux-Martyrs, on note donc une absence complète de communautés et de fermes. En 380, à la suite de plusieurs ententes avec des seigneurs et officiers militaires, les geôles accueillirent autant le surplus de prisonniers d’Yr que des soldats ardarosiens capturés sur la Vaste-Mer, mais ceux-ci furent libérés au moment de la trêve l’année suivante.

-Histoire-

Le Bleu-Comté est dirigé depuis plus de trois siècles par la famille Sanspitié, autrefois Tranchebranche, qui fut récompensée pour ses sacrifices par la famille Lacignon après la Longue Année du Sang Noir. Initialement composée d’une trentaine de membres, l’ancienne famille forestière de Vaer grandira jusqu’à compter un peu moins de cinq cents individus répartis dans les baronnies du territoire. Traditionnellement et en respect pour l’autorité palatine de Gué-du-Roi, le contrôle de la baronnie centrale, Savagne, fut laissé au choix de la famille Lacignon. Toutefois, en 323, le Conseil des Treize l’offrit au Prince Élémas V lui-même comme refuge potentiel à la suite de perte de la Cité d’Yr. Aujourd’hui, le domaine central est revenu entre les mains du Conseil des Treize à la demande du Protecteur du Nord et “comte” de Bleu-Comté Étienne Lacignon. Avant la Guerre des Croix, c’était sa fille, Vilda, qui détenait le titre honorifique de comtesse, mais celle-ci accepta de le céder afin d’éviter une prolongation du conflit.

Malgré son titre imposant le respect, Étienne Lacignon se contente d’un rôle de superviseur des affaires quotidiennes du comté, laissant la gouverne des différentes régions du Bleu-Comté aux autorités locales. À Savagne, celle-ci est entre les mains du Conseil des Treize. Cet organe ancestral, aux tendances républicaines cachées, fut instauré afin de permettre à tous les membres de la famille Sanspitié d’avoir leur mot à dire sur le développement de leurs domaines de spécialisation. Les titres de barons et de baronnes sont alors temporairement attribués aux individus entretenant des projets précis à proposer, même si le veto du Conseil des Treize demeure applicable lors de la gestion de ceux-ci. Les membres du conseil sont composés de douze matriarches et patriarches et d’un invité annuel de la jeunesse. Cet invité fut remplacé en 349 par l’arrivée de la comtesse Vilda Lacignon, alors enfant, en tant que membre permanent de l’assemblée. Bleu-Comté s’est beaucoup ouvert au monde extérieur, en particulier sur le plan des arts, de la science et du commerce. Grande amatrice de culture pyréenne, elle ouvrit même son manoir aux représentants les plus réputés de la diaspora souhaitant y trouver refuge, spécialement artistes et artisans. Après son exil en 381, son siège fut remis symboliquement à Étienne Lacignon.

Étonnamment, le Bleu-Comté échappa grandement aux affres de la Guerre de l’Avènement. Deux raisons expliquent ce fait. La première réside dans la réaction de fermeture de la famille Sanspitié devant les conflits d’envergure. Effectivement, devant l’éclosion de la Peste sanglante et de la guerre, le Conseil des Treize, fidèle à ses habitudes de la Longue Année, ferma complètement ses frontières à toute armée ébènoise. Monarchistes ou Patriciens, personne n’y était plus la bienvenue. Aucune des deux factions ne souhaitant se créer un nouvel ennemi sur ses flancs, les seigneurs respectèrent cette neutralité ambigüe.

La seconde raison peut être trouvée à l’intérieur des murs des Geôles-aux-Martyrs. Construite à partir d’un vulgaire fortin de bois par la paladine Ishtar Kadivel au début de la Guerre de l’Avènement, Geôles-aux-Martyrs, et le hameau de Puy-aux-Martyrs qui l’entoure, est la plus grande prison d’Ébène. Faisant de l’ombre aux lugubres geôles de Pélidor de la Cité d’Yr, ces installations furent pensées par la religieuse afin de rentabiliser et réintégrer quelque peu les prisonniers et criminels du pays. Par des travaux forcés quotidiens -principalement la taille de pierres et la coupe de bois, les gardiens de la prison veillent à mettre à profit les énergies latentes des détenus. Ces méthodes contrastant fortement avec celles usitées ailleurs dans le pays où les châtiments priment sur la réhabilitation étaient initialement chères à dame Kadivel. Sensible à la dure réalité des prisonniers après une aventure mouvementée dans les geôles de Pélidor, la paladine dévoua sa vie à la réintégration dans la lumière du Céleste des brebis égarées. Après tout, si l’humain est affublé du libre-arbitre, cela l’expose à la chute ; doit-on donc ensuite le blâmer toute sa vie durant pour une seule errance? Ishtar croyait profondément que la plupart des criminels pouvaient occuper un rôle au sein du royaume, pour autant qu’on leur en offre la chance. Ainsi, pendant près de vingt ans, elle divisa son temps entre Porte-Sainte, au Val-de-Ciel, et le Bleu-Comté. Grâce aux ressources accordées par la congrégation de la Compagnie hospitalière, elle put édifier Geôles-aux-Martyrs et accueillir les premières cohortes de prisonniers aux crimes légers. De son vivant, elle permit le redressement de dizaines de malheureux ayant momentanément perdu de vue la lumière du Céleste. En somme, aucun des camps de la Guerre de l’Avènement ne désirant avoir sur les bras des prisonniers à gérer, ils ignorèrent complètement le Bleu-Comté.

Toutefois, à partir des années 360, bien après la fin du conflit et le décès de dame Kadivel, l’administration de Geôles-aux-Martyrs changea drastiquement. Le Bleu-Comté peinant à tirer son épingle du jeu dans le nouveau commerce ébènois sous le Monarque, le Conseil des Treize nomma à la tête de la prison (et au titre d’intendant du hameau de Puy-aux-Martyrs) la fille d’Ishtar elle-même, Gloria Kadivel. Réputée pour sa froideur et son mépris des criminels, la femme était l’entière opposée de sa mère adoptive sur la question de la criminalité. Après des années à subir les crises découlant des traumatismes d’Ishtar à la sortie de sa désastreuse aventure dans les geôles de Pélidor, elle en vint à détester ceux qui osaient s’éloigner des commandements divins. Elle prit donc les rênes de la communauté carcérale non pas dans un souci bienveillant de réhabilitation des prisonniers, mais plutôt dans une optique de profits. Pour la femme, les malfrats placés sous sa charge n’étaient ni des enfants du Céleste, ni porteurs d’espoir ; ils n’étaient que des fruits pourris susceptibles d’être troqués pour quelques pièces. À sa nomination, Gloria mit donc sur pied un commerce de prisonniers. Utilisant les réseaux de contacts de la Banque libre d’Ébène de Gué-du-Roi, elle fit miroiter aux seigneurs du royaume la possibilité de se débarrasser à bon prix de leurs criminels les plus redoutables et indomptables. Dès ce moment, Geôles-aux-Martyrs devint une porte de sortie pour les nobles mous souhaitant faire disparaître des individus gênants. En échange de quelques ducats, les chasseurs de tête de Gloria allaient eux-mêmes chercher leurs proies chez les clients pour les jeter ensuite dans des carrières ou camps de bûcherons reculés et fortifiés du Bleu-Comté. En 363, ces mauvaises conditions donnèrent lieu à une évasion massive de ses prisonniers qui ne put être contrôlée qu’avec l’aide de Giulianno Merizzoli des Hautes Plaines, à l’est.

Enfin, au nord, la construction du Château de la Pointe (d’abord nommé Fort de la Pointe) commença sous l’initiative de Chagrine Sanspitié, alors membre honoraire du Conseil des treize (organisation familiale gérant le Bleu-Comté) en l’an 323. Avec l’application de la fermeture des frontières de Bleu-Comté à la suite de l’apparition de la Peste sanglante cette année-là, il lui apparut évident que la force milicienne des Sanspitié avait besoin d’être restructurée et renforcée et que la construction d’un fort digne de ce nom permettrait la centralisation de ces efforts.

La position stratégique de la baronnie nord, au confluent d’Avhor et de la cité d’Yr, fit de ce lieu un emplacement de choix pour y installer une place forte capable d’abriter des troupes en nombre suffisant pour stabiliser ce coin de pays et dissuader les royalistes d’utiliser Bleu-Comté comme porte d’entrée en Laure. À l’époque, des rumeurs circulaient également à propos d’autres utilisations du Fort de la Pointe. La devise de la famille Sanspitié, «Travail bien fait ne requiert qu’un essai» était gravée dans la pierre à divers endroits du bâtiment. Des miliciens rapportèrent ensuite y avoir vu les mots «Bienvenue aux membres de l’Ordre» écrit dérisoirement en dessous. Au fil des mois, les habitants des fiefs environnants réalisèrent que plusieurs prisonniers apportés dans la place-forte ne revenaient jamais du Fort de la Pointe. Dans ce lieu beaucoup plus qu’en aucun autre endroit de Bleu-Comté, les officiers des milices Sanspitié semblaient porter parfaitement leur patronyme et utilisaient leurs ennemis vaincus -dont ceux de l’organisation criminelle de l’Ordre- comme des forçats.

En forme d’étoile afin de rendre les attaques par trébuchet plus laborieuses, le Fort de la pointe fut d’abord constitué de palissades en bois soutenues par une fondation de rocaille de deux mètres entourées de douves. L’intérieur contenait plusieurs baraquements soigneusement séparés par une multitude de petits entrepôts de pierres. Le Fort de la Pointe fut mis à l’épreuve dès 326 par sa contribution aux efforts pour la reprise du comté de Rivelm. Attaqué par les armées royalistes car servant de point de ravitaillement pour les armées du prince et de ses généraux, ses murs furent partiellement brûlés, puis prestement reconstruits par le Conseil des treize (et leurs forçats prisonniers). Il allait en être ainsi pour les vingts années qui suivirent. À chaque reconstruction, une section de la palissade de bois devenait un mur de pierre. Jamais le Fort de la Pointe ne tomba définitivement.

Après la signature du traité et le début de la grande paix, il devint évident pour les patriciens que le Fort de la Pointe devait changer du tout au tout. Sa proximité par rapport à la Cité d’Yr et l’indépendance politique du Conseil des treize régnant sur Bleu-Comté constituait une menace à peine voilée sur la paix imposée par le Monarque. Celui-ci exigea des patriciens de reprendre le contrôle de la région et de changer la vocation du lieu. Ce fut Étienne Lacignon qui veilla en personne aux travaux de réaménagement. À la place de la construction d’un donjon central tel que prévu dans le plan initial, il fut décidé que l’édifice devait revêtir une vocation académique. Il fut constitué de trois étages sur un plan octogonal entourés de quatre tourelles avec fonction de cheminées ou d’escaliers.

L’édifice devint la première bibliothèque d’archives exclusivement patriciennes, regroupant une copie des témoignages d’assemblées de tous les symposiums du royaume désirant y contribuer, de même que de nombreux exemplaires de documents d’importance conclus par des sympathisants à la cause. Bien que n’ayant pas comme fonction d’accueillir les réunions patriciennes, on pouvait y croiser régulièrement de grands penseurs politiques de ce monde venus réfléchir au destin de leurs contrées respectives.

La stabilité du Bleu-Comté devait toutefois être mise à mal par la Guerre des Croix. À l’hiver 381, la contestation de la légitimité du Gardien du Symposium des Braves, Étienne Lacignon, et de sa fille et comtesse en Bleu-Comté, Vilda Lacignon, franchit le point de non-retour lorsque les partisans de la maison Blancgivre-Torrig menèrent un assaut surprise sur le Château de la Pointe. Après un bref et violent siège, les armées royales de Hessifiel, du Bataillon sacré et de la Rex Hasta s’emparèrent du siège du pouvoir de Vilda Lacignon. L’attaque non-annoncée fut une surprise pour les défenseurs mal préparés à un conflit dans cette région n’ayant pas connu la guerre depuis des décennies. Vilda, alors absente de la forteresse, échappa à l’assaut. Cependant, nombre de ses plus fidèles partisans et amis -dont l’intendant du château, Conservateur Sanspitié- furent sommairement exécutés. N’estimant pas pouvoir résister à de nouvelles attaques du genre, le Conseil des Treize fit alors ce qu’il faisait le mieux et déclara sa neutralité dans cette guerre civile.

Quelques semaines plus tard, la riposte des armées Lacignon happa de nouveau le comté. Le Château de la Pointe, volontairement abandonné après le pillage éclair, fut récupéré au printemps par les armées patriciennes de Celiandre Camassia et Mahaut Ferrand. Les dirigeants Sanspitié du Bleu-Comté, quant à eux, changèrent de nouveau d’allégeance lorsque Vilda Lacignon reparut sur leurs terres accompagnée des forces conjointes patriciennes et felbourgeoises. Celle-ci ne put toutefois pas empêcher le pillage des champs, le saccage des greniers, le sabotage des ponts et, surtout, la libération de centaines de détenus des Geôles-aux-Martyrs par les forces Blancgivre battant en retraite. Les Sanspitié, divisés par ce conflit -les plus jeunes étant partisans d’un changement de gouvernement- n’échappèrent que de justesse à leur destruction réclamée par les nouveaux Protecteurs du Sud Torrig.

Aujourd’hui, l’avenir de la lignée Lacignon semble incertain. Bien qu’assuré par la naissance d’Isadora Lacignon -fille de Vilda Lacignon et Friedrich Aerann, il est théoriquement compromis par le traité scellant la fin de la Guerre des Croix. Avec le décès de son épouse Jaromond la Conciliatrice du Sarrenhor en 383, Étienne Lacignon serait désormais à la recherche d’une jeune épouse afin d’éviter une querelle de succession à sa mort.

IV.FRANCHE CITÉ DE GUÉ-DU-ROI

Bastion de la cause républicaine en d’Ébène, la franche cité de Gué-du-Roi a regagné au fil des années son statut de coeur du royaume. Par le contrôle du négoce sur les fleuves Augivre et Laurelanne, sa complète indépendance et son gouvernement unique, Gué-du-Roi se positionne perpétuellement en contre-pouvoir face aux autocrates du continent et s’oppose à un éventuel retour d’une monarchie absolue sur le trône d’Yr.

Hôte des Mille Bannières, de la Banque libre d’Ébène, des Écluses du Griffon, du Pont de la Laurelanne et de l’Ordre médical d’Ébène, Gué-du-Roi cumule les attraits. C’est le Symposium des Braves, assemblée délibérante de seigneurs terriens laurois, qui veille au maintien de la cité à l’aide de compagnies mercenaires engagées de longue date. Par ailleurs, les Protecteurs du Nord et du Sud laurois, Étienne Lacignon et Horatio Torrig, en garantissent militairement la sécurité sans toutefois y intervenir directement. Au terme de la Guerre des Croix, c’est Charlotte Cotnoir qui fut élue intendante de la franche cité par le Symposium des Braves en raison de ses relations passées avec les divers mouvements politiques de Laure.

-Géographie-

Confinée à l’île des Deux-Fleuves, la franche cité de Gué-du-Roi jouit d’un positionnement de choix au confluent de la Laurelanne et de l’Augivre. Quotidiennement, les barques marchandes sillonnant le royaume d’est en ouest et du nord au sud y transigent, contraintes par les douanes locale d’y effectuer une halte et d’y payer les taxes douanières. Utilisant judicieusement les Écluses du Griffon construites à la hâte au début de la Guerre de l’Avènement, les autorités de la ville s’assurent un contrôle permanent et efficace sur le commerce national, abusant selon certains Felbourgeois et Yriotes de leur situation géographique. Effectivement, s’ils devaient en décider ainsi, les responsables des Écluses pourraient en ouvrir ou en fermer complètement les valves, provoquant inondations ou sécheresses sur les berges. Ceux-ci se gardent bien d’agir de la sorte toutefois, la présence des armées de Fel sur les fleuves et les territoires occupés autour de la cité rappelant la puissance des Aerann. De plus, le Pont de la Laurelanne liant directement Gué-du-Roi à Rive-Roi en Fel, bien qu’il soit un atout commercial, est une voie dorée pour l’invasion potentielle de la cité par les légions de l’ours.

Gué-du-Roi accueillait auparavant entre ses murs le prestigieux Symposium d’Ébène. Parmi les colonnes de marbre de l’ancien palais Lacignon, là où les princes et palatins de jadis décidaient unilatéralement du sort du royaume, fut fondé en 345 ce forum où l’entièreté des émissaires des Symposiums régionaux du pays étaient conviés. En son sein, nulle question n’était honnie, des considérations religieuses aux refus en bloc de levées de taxes et d’impôts royaux. Les résolutions conclues lors de ces débats étaient par la suite portées au Monarque -ou à la Reine Adrianna- afin d’être ratifiées, amendées ou refusées. La relation entre le Symposium d’Ébène et la dynastie royale était extrêmement complexe et teintée d’une pléthore de réflexions politiques et stratégiques de part et d’autres. Or, lorsqu’en 382 la Paix du Monarque fut officiellement compromise par la sécession de nombreuses régions du royaume, la pertinence du Symposium d’Ébène fut officiellement contestée. Craignant les coups fourrés de leurs ennemis politiques, les hauts-seigneurs refusaient d’envoyer en Gué-du-Roi leurs émissaires. Ainsi, lors du Concile d’Adrianna cette même année, la Divine soumit aux hauts-seigneurs une alternative : la transfert des pouvoirs du Symposium d’Ébène vers l’Assemblée d’Ébène, traditionnellement tenue au palais royal en Yr. Bien qu’elle déplut à de nombreux patriciens, cette résolution semblait être la seule permettant une concertation minimale entre les provinces divisées. C’est donc dans la Cité d’Yr que se rassemblent aujourd’hui les ambassadeurs des duchés, palatinats et principautés. Et non plus dans un désir de soumettre des propositions à la Reine, mais dans celui de sceller des ententes multipartites d’égal à égal.

Dès que le Symposium d’Ébène quitta l’ancien palais Lacignon, le Symposium des Braves s’accapara les lieux. Assemblée décisionnelle gérant quotidiennement les affaires de Gué-du-Roi, celui-ci est constitué des seigneurs terriens du territoire laurois. Du baronnet aux Protecteurs du Nord et du Sud, tout aristocrate détenant des terres à l’intérieur des frontières historiques de Laure peut y siéger. Cette condition, convenue à l’issue de la Guerre des Croix en 381, visait à régler la problématique des “Laurois en exil” obéissant à des intérêts étrangers tout en se proclamant en droit de décider de la paix en Laure. C’est dans cette assemblée que sont discutées les questions déterminantes concernant le développement ou l’intégrité du territoire laurois, des questions économiques globales aux menaces militaires. Certes, le Nord et le Sud conservent leur autonomie respective, mais, lorsqu’il est question d’intérêts supérieurs laurois, l’assemblée est le maitre-lieu des débats. Annuellement, le Symposium des Braves élit un Intendant agissant à titre de médiateur entre les factions opposées et de chef de la garde urbaine advenant une urgence militaire. Auparavant, l’élection était plutôt symbolique, Étienne Lacignon étant systématiquement réélu année après année. Toutefois, à l’été 381, celui-ci prit le titre de Protecteur du Nord et dut céder ce poste à une successeure en la personne de Charlotte Cotnoir. Les compagnies mercenaires de la ligue des Mille Bannières quant à elles, depuis des décennies, jouent le rôle de gardes de la ville aux côtés des quelques cohortes de miliciens volontaires. Moins mercenaires que soldats à la solde fixe, ceux-ci mènent parfois des missions hors des murs afin d’arrondir leurs fins de mois.

À proximité du port fluvial s’étendent les richissimes domaines de la Banque libre d’Ébène. Depuis la fin de la Guerre de l’Avènement, la guilde marchande a obtenu le juteux contrat de surveiller et taxer les allées et venues des visiteurs et négociants dans les environs. En 315, la Banque d’Ébène, ancêtre de la Banque libre, fut la cible d’un audacieux vol qui mina sérieusement sa crédibilité auprès de ses clients. Désirant éviter qu’un événement similaire ne survienne de nouveau, les architectes optèrent pour la construction d’une haute tour permettant l’entreposage des ducats, documents et trésors lui étant confiés. La Tour d’Ivoire, construite à partir de blocs de pierre blanche de Port-Céleste, est haute de quatorze étages. Merveille d’ingénierie moderne, celle-ci est réputée impénétrable. Après tout, si des voleurs peuvent creuser afin de percer une voûte souterraine, ils ne peuvent guère voler. Même les forces patriciennes des Lacignon, lors de la Guerre des Croix, écartèrent l’idée de la piller. La Tour d’Ivoire est située au coeur du domaine de la Banque libre, étroitement protégée par des hallebardiers de souche laurois. L’organisation est présentement sous la direction de la Grande Banquière Lucrezia Cuccia, élue par ses pairs-électeurs en 365. Petite-nièce du riche mécène devenu fou à la mort de sa fille Francesco Cuccia, Lucrezia, surnommée la Fauve d’Or, est aussi gracieuse que féroce. Prompte à prêter des fonds à ceux lui soumettant des projets audacieux, elle est rapide à anéantir les rares qui osent ne jamais la rembourser. Par ailleurs, celle-ci détient le titre de Trésorière de Gué-du-Roi, gain acquis au lendemain de la Guerre des Croix et faible compensation pour la perte d’influence de la Banque sur le continent.

Enfin, donnant sur la Place de la Paix au centre de la cité se dresse l’un des trois campus nationaux de l’Ordre médical d’Ébène. Spécialisée dans l’étude des plantes médicinales et de la pharmacologie, cette chaire de recherche est étroitement rattachée à l’académie Fulcieu de Felbourg-la-Cité et au bastion de l’Ordre médical près de Mons, hors des murs. C’est en 325, au plus fort de l’épidémie de Peste sanglante ravageant le royaume, que les Pyréens Hakim Al’Akdhir et Milena Cassano fondèrent ce campus. Avec le soutien des effectifs de l’hôpital de Gué-du-Roi construit et financé par Aishwarya Rai quelques années plus tôt, les soigneurs et médecins coordonnèrent l’établissement de centres de quarantaine dans l’ouest du pays. Les innombrables vies qu’ils sauvèrent par leur dévouement marquèrent l’esprit des Laurois qui, encore aujourd’hui, affluent d’aussi loin que de Fort Léola pour y être examinés ou y effectuer des études. Le complexe académique créé par la fusion de l’Hôpital du Sang et le campus de l’Ordre médical d’Ébène rivalise en prestige avec les institutions de Fondebleau et de Haut-Givre. Depuis 379, grâce à une entente avec les Pharmacies de Sabran, ce même campus est associé à la vente de de produits naturels et traditionnels. Initiative débutée par Claude et Haralyne de Sabran et Eliott Voss, cette nouvelle gamme de concoctions est directement héritée de la tradition orale des campagnes ébènoises et permet aux plus pauvres de soigner leurs maux bénins à faibles coûts (ou en échange de prêts auprès de la Banque libre d’Ébène).

-Histoire-

Le palatinat de Laure fut initialement colonisé par le peuple de Vindh. Gué-du-Roi, dans les temps anciens, portait le nom de Vaer et ne constituait qu’une foire marchande prospère. Toutefois, lorsque Casteval -forteresse du Val-Follet à l’Est- sombra dans la déchéance, un flot ininterrompu d’exilés cogna aux portes de Vaer. Malgré leurs cultures distinctes, hôtes et invités parvinrent à cohabiter harmonieusement afin de hisser Vaer au rang des cités d’envergure du continent, le tout sous l’autorité de la famille ducale Torrig.

Pendant des siècles, les Torrig régnèrent sur Vaer et Laure, utilisant judicieusement la position stratégique de la cité sur la Laurelanne pour tirer profit des échanges entre les duchés voisins. L’arrivée du Sang’Noir au début de l’ère royale devait cependant mettre un terme abrupt à cette dynastie. Effectivement, lors de l’épidémie de Sang’Noir, Vaer scella ses portes afin d’éviter toute propagation du mal à l’intérieur de ses murs. Cela eut l’avantage de garder les damnés hors de l’enceinte de la cité -plusieurs de ceux-ci furent d’ailleurs criblés de flèches lorsqu’ils approchaient trop des fortifications, mais eut aussi pour conséquence d’imposer aux citadins un état de siège prolongé. Après quelques mois d’enfermement, les vivres vinrent à manquer et la famine menaça. Les Torrig furent alors placés devant un dilemme délicat : abandonner le confinement et braver le Sang’Noir afin de se ravitailler, ou maintenir le siège et risquer les maladies découlant de la faim. Devant l’hésitation de ses seigneurs, c’est finalement le peuple qui décida ; motivés par la famille marchande des Lacignon, les habitants de Gué-du-Roi prirent d’assaut le manoir des Torrig et l’incendièrent avec les principaux représentants de la famille ducale.

Les Lacignon auraient pu être accusés de haute trahison envers leur seigneur si, quelques semaines plus tard, le Prophète n’était pas arrivé afin de sauver la ville. Sous les conseils de ce dernier, les Lacignon furent graciés pour le meurtre de la famille Torrig et, plus étonnant encore, leur patriarche, Vicéon, reçut la bénédiction du Céleste. Il devint alors l’un des fidèles alliés du Prophète et lui offrit le gîte à maintes reprises, Vaer prenant le nom de Gué-du-Roi. Tout au long de l’ère royale, Laure et le trône d’Yr furent étroitement liés, la dynastie des Lacignon offrant cinq princes au royaume et plaçant entre les mains du Bataillon sacré, pourtant entraîné à Laure, la protection de la Cité d’Yr. Cette hégémonie du coeur du royaume en Ébène devait durer jusqu’en 322.

Dès la fin de la Guerre des deux Couronnes opposant un ancien palatin laurois -Antoine Lacignon, connu sous le nom d’Élémas IV- à son épouse Isabelle Delorme, Laure fut la cible d’une succession d’attaques, d’invasions et d’attentats. Un à un, les membres de la famille Lacignon, comme s’ils étaient les cibles d’une prophétie funeste, périrent : Antoine Lacignon (Élémas IV) fut poignardé sur le trône d’Yr, Ludovic Lacignon (Élémas V) fut empalé lors de l’assaut du Vinderrhin sur Yr, femme et filles de Ludovic furent égorgées froidement par le fourbe comte-protecteur Théodor d’Auteuil et Constance Lacignon, alors simple fillette, fut sacrifiée dans le cadre d’un rituel hérétique. En 323, la lignée principale des seigneurs laurois était décimée, seuls restant en vie quelques représentants éloignés et sans prétentions légitimes sur le trône de Gué-du-Roi.

Profitant du chaos ambiant, le comte Julius de Hanem, inquisiteur de la Garde Céleste et fanatique sans scrupule, prit possession de la cité à l’été 322. Persuadé que le Céleste guidait ses actes, il scella les portes de la ville et décréta une vaste purge lui permettant de ramener la lumière dans le coeur des Laurois. Après avoir remis les pouvoirs policiers entre les mains de voyous des ruelles déguisés en pieux ecclésiastiques, il multiplia les bûchers et les enlèvements. Ce ne sera que plusieurs mois après les premières exécutions que les libérateurs suivant les pas du comte Fidel Guglielmazzi découvrirent les horreurs perpétrées par les fanatiques. De la prospère capitale lauroise, il ne restait désormais que cendres, débris et rues ensanglantées. Le coeur du royaume avait été atrocement mutilé.

Faible lueur dans les ténèbres, la nouvelle transpira quelques mois plus tard que celui que l’on croyait décédé, le prince Élémas V, ou Ludovic Lacignon, avait échappé à la mort afin de se retirer de la vie publique en secret. Toutefois, devant la montée des extrémismes en Ébène, il reprit la couronne princière au printemps 323 et redonna espoir autant aux Ébènois qu’aux Laurois. Ses ambitions allaient en surprendre plus d’un. Effectivement, ayant perdu toute confiance envers la notion même de principauté centralisée, il se proclama simple “Gardien du trône” et remit entre les mains des assemblées nobles d’Ébène -les Symposiums- la plupart de ses pouvoirs législatifs et exécutifs. Républicain par défaut, il avait un objectif simple : responsabiliser les seigneurs face à leurs décisions et leurs actes.

Ce règne décentralisé fut de courte durée. En juin 323, le Guérisseur couronné, supporté de milliers de Monarchistes, prenait le chemin de l’île d’Yr et s’emparait du trône d’Ébène, forçant Élémas V et ses républicains à quitter la capitale pour se réfugier à Gué-du-Roi. Déjà investie par les forces mercenaires des Mille Bannières de Vassili de Vignolles et les armées du comte-protecteur Enguerrand de Fern, et gérée par le Symposium des Braves de Laure, la ville était l’un des seuls bastions aptes à accueillir les forces résistantes au Monarque. C’est à partir de cette position stratégique que les armées républicaines, sous le contrôle des grands généraux tels Hadrien Visconti, Enguerrand de Fern, Gaspard de Grise, Vassili de Vignolles et Élémas V, allaient mener leurs opérations lors de la Guerre de l’Avènement.

Malgré les assauts et tentatives de siège, Gué-du-Roi tint farouchement face aux forces monarchistes tout au long du conflit. Au terme de la guerre, les Républicains, désormais surnommés Patriciens, obtinrent du Monarque une concession importante : la reconnaissance de Gué-du-Roi comme cité franche. En échange de la reconnaissance du Monarque comme seul souverain d’Ébène, nul régiment royal ne pourrait pénétrer en Gué-du-Roi, aucune taxe royale n’y serait prélevée et les autorités de la cité auraient le contrôle absolu sur l’application des lois sur le territoire. Plus encore, le Symposium d’Ébène, assemblée des assemblées du royaume, y serait tenue et soumettrait des recommandations à la Couronne. Gué-du-Roi devenait une épine dans le pied de la dynastie royale, mais il valait mieux ces compromis qu’un prolongement de la guerre meurtrière.

Lors des décennies suivantes, l’influence de la franche cité s’accrut dans le royaume. Avec les investissements de la Banque libre d’Ébène installée entre ses murs, le Symposium des Braves -assemblées des patriciens de la ville- structura une riche économie articulée autour du contrôle des déplacements marchands sur la Laurelanne, entre autres grâce aux Écluses du Griffon pouvant inonder ou assécher les terres riveraines au sud de la ville. Étienne Lacignon, fils unique du héros Élémas V et de la noble Clarté Sanspitié, était constamment renouvelé en tant que “Gardien protecteur” par le Symposium des Braves après le décès de Vassili de Vignolles en 347. Nostalgique de l’époque où les Laurois menaient le pays par le truchement de ses princes palatins, il se démena pendant plus de 35 ans pou restaurer la gloire de sa région. De Gué-du-Roi au Château de la Pointe, il n’hésita jamais, avec sa femme Jaromond la Conciliatrice, Gardienne du Symposium d’Arianne sous les arches de l’Orrindhas, à rejoindre les cohortes d’ouvriers et d’artisans des chantiers afin de reconstruire de ses mains les monuments dévastés. S’il aurait légitimement eu le droit de prétendre au pouvoir absolu sur Laure, il resta fidèle aux idéaux légués par son défunt père et honora les conseils et recommandations du Symposium des Braves, ultime organe décisionnel dans la cité.

Tout au long de son protectorat, Étienne Lacignon fut confronté à des choix déchirants. Ainsi, à l’hiver 379, Sarah Souard, fugitive accusée de complot contre la Reine dans le cadre de la Conspiration des Fleurs, trouva refuge à Gué-du-Roi afin de profiter de l’immunité accordée au bastion. Grâce au soutien de la maison patricienne de Sauvergne, on tint hors de la cité les traqueurs de la Couronne et permit aux autorités locales de capturer par elles-mêmes la femme. Simultanément, par le biais de pressions sur l’Assemblée d’Ébène à Yr, la franche cité obtint la permission spéciale de juger les criminels capturés entre ses murs (plutôt que de les déporter vers le lieu de leurs crimes). Ironiquement, Gué-du-Roi ressortit de cette crise plus autonome qu’elle ne l’était auparavant, prouvant à la fois sa loyauté envers la Couronne et sa capacité à gérer elle-même.

C’est toutefois à l’été 380 que les négociations les plus houleuses eurent lieu dans la franche cité. Au terme de plusieurs saisons de tractations, le duc Friedrich Aerann de Fel et la comtesse Vilda Lacignon de Bleu-Comté (fille d’Étienne Lacignon) décidèrent d’unir leurs destinées par le mariage. De ces discussions découla un contrat de mariage dont les clauses devaient ébranler le royaume tout entier : transformation de Laure en un duché, rétrocession du comté de Vallon aux Laurois, création d’un archiduché constitué de Fel et de Laure, etc. À ces conditions, la Reine Adrianna imposa en supplément un veto royal. Elle exigea tout d’abord un don de terres de la part des seigneurs en reconnaissance de sa générosité, ce qui se concrétisa par l‘agrandissement du Domaine royal du Coeur d’Ébène et la remise à la Couronne des fiefs de Lotec en Fel et Hessifiel en Laure. Elle demanda aussi à ce que l’enfant à naître de cette union soit considéré comme neveu ou nièce de la Reine et mis sous sa tutelle pour son éducation. Enfin, elle rappela un fait historique préoccupant pour les Patriciens de Laure : le titre de duchesse, hérité du titre sacré de seigneur-palatin, accordait à son détenteur l’entière autorité sur son territoire. Autrement dit, en théorie, Vilda Lacignon, duchesse de Laure, devenait la suprême autorité en Laure, surpassant même celle du Symposium des Braves. Si la dame promit d’oeuvrer pour les intérêts de l’entièreté de ses sujets, le doute germait dans l’esprit des fiers Laurois.

Après près d’un an de rapprochements avec le Symposium des Braves et la famille Lacignon de Gué-du-Roi, nombre de réalisations conjointes et l’édification du Pont de la Laurelanne réunifiant Rive-Roi à Gué-du-Roi, le mariage semblait aussi naturel que logique. Or, dès que la nouvelle de sa concrétisation filtra au palais d’Yr, des courtisans laurois sonnèrent l’alerte. Pour cette faction menée par la famille absolutiste Blancgivre, le Duché de Fel était un vorace géant n’aspirant qu’à poursuivre sa conquête de Laure après la prise des comtés centraux laurois lors de la Guerre de l’Avènement. Une violente campagne de propagande débuta donc autant dans la Cité d’Yr qu’à Laure et fit du duc Aerann un vaniteux et machiavélique seigneur conspirant avec les Lacignon afin d’assimiler le coeur du royaume.

En Hessifiel, des révoltes éclatèrent au lendemain de sa cession à la Couronne. Quant à la simple perspective d’un archiduché, elle galvanisa la cause des opposants laurois au mariage. À l’hiver 381, Laure fut déchirée entre le nord -sympathique aux Lacignon et au mariage- et le sud -absolutiste et opposé à l’alliance- et sombra dans une guerre civile. Dans le nord de la province, les bavures se multiplièrent, tous les coups étant permis pour soumettre les Lacignon ou les Blancgivre : le Château de la Pointe fut conquis par surprise et ses habitants sympathiques à Vilda Lacignon massacrés, les prisonniers des geôles du Bleu-Comté furent libérés pour semer le chaos dans les campagnes, les ponts furent incendiés, etc. Même la Banque libre d’Ébène, à l’initiative du pair-électeur Eliott Voss, prit officiellement le parti des Blancgivre. Cette prise de position provoqua de violentes réactions partout dans le royaume où, de Fel à Cassolmer, les seigneurs et clients s’estimant en droit de s’attaquer à la corporation afin de se libérer de son joug. En Gué-du-Roi, la Tour d’Ivoire fut encerclée par la garde Lacignon, mais demeura indemne dans un souci de préserver la paix déjà compromise dans la ville.

Ce n’est qu’à la fin du printemps que le conflit s’atténua sous le coup des menaces extérieures tirant profit des affrontements internes. Légions felbourgeoises à l’ouest, Ashkan Raï à l’est, hordes sarrens au sud, la paix était une question de survie pour Laure. L’une des conditions de la fin des affrontements était l’exil de la comtesse Vilda Lacignon et, conséquemment, une prise de position claire contre le Duché de Fel. Préférant quitter ses terres de Bleu-Comté plutôt que de les exposer aux flammes de la guerre, Vilda gagna donc la Forteresse du Fils et laissa son père gérer ses anciennes terres en tant que Protecteur du Nord.

À l’été 381, après la conclusion de la trêve, le Symposium des Braves vota une série de lois confirmant le changement de régime en Gué-du-Roi. L’assemblée noble fut purgée de la plupart de ses aristocrates sans terre au profit des nobles propriétaires terriens en Laure, la Grande Banquière Lucrezia Cuccia fut nommée Trésorière de la ville et, finalement, Charlotte Cotnoir fut nommée -à sa propre surprise- Intendante de Gué-du-Roi. Fille de la petite noblesse, organisatrice réputée d’événements mondains par le salon du Martinet, membre de la faction patricienne en Yr et, lors de la guerre, alliée des Blancgivre, elle était la candidate du compromis. Apte à apaiser les tensions grâce à son gant de velours, elle devait éteindre les innombrables feux instigués dans la décennie précédente, et ce malgré la menace des légions felbourgeoises étendant leur emprise sur les territoires jouxtant la cité au nord (Jouvence), sud (Mons) et ouest (Rive-Roi et Bois-du-Duc).

V.COMTÉ DE VALLON

Siège du pouvoir de la famille Torrig et du Protecteur du Sud Horatio Torrig, le comté de Vallon est un ensemble hétéroclite de populations aux cultures diversifiées. Pyréens, Felbourgeois, Laurois et Cassolmerois furent historiquement confinés à quatre régions -les cantons- caractérisées par la culture dominante qui s’y trouvait. Plutôt que de privilégier la mixité des communautés culturelles, les anciens seigneurs optèrent pour une séparation agressive de celles-ci. Ce n’est que tout récemment que les nouveaux dirigeants Torrig entreprirent de briser ces années de ségrégation au profit d’une culture unique proprement lauroise.

Jusqu’en 380, le comté de Vallon faisait partie du plus large ensemble de “Casteval et Vallon” sous le contrôle du Duché de Fel. Celui-ci est né de la nécessité pour le duché, lors de la Guerre de l’Avènement, d’établir un lien terrestre entre les territoires occidentaux et les alliés du Duché des Crânes à l’est. Des décennies durant, les seigneurs de Fel veillèrent à financer le maintien de ce territoire malgré sa précarité sociale et géographique. Au lendemain du mariage entre le duc Friedrich Aerann de Fel et la duchesse de Laure Vilda Lacignon, le comté de Vallon fut officiellement cédé aux intérêts laurois. Au terme de la Guerre des Croix, la famille Torrig décida de s’y établir, plus précisément à Vaer-en-Givre, en nommant comme comte de Vallon William Cotnoir et la famille Cotnoir en général.

-Géographie-

Des berges orientales de la Laurelanne aux flancs des monts du Val-Follet, le vaste comté de Vallon occupe le coeur géographique du royaume. Redessiné en 381 afin de satisfaire les nouvelles réalités politiques de Laure, il inclut des territoires appartenant autrefois aux comtés de Vallon, Vilem et Hessifiel. Cette entité politique est donc le résultat direct des tractations politiques et des conquêtes militaires qui survinrent au cours du quatrième siècle, de la Guerre de l’Avènement à la Guerre des Croix.

Pendant près d’un demi-siècle, le comté de Vallon vécut dans l’instabilité inhérente aux populations disparates qu’il abritait. Felbourgeois ayant quitté le régime Aerann au début de la guerre (avant d’être rattrapés par celui-ci un peu plus tard), Laurois n’ayant guère les moyens de quitter leurs terres, Cassolmerois conquis de force et, surtout, Pyréens ayant fui le cataclysme de feu de Pyrae en 323, ne parvinrent jamais à vivre ensemble harmonieusement. Ces tensions sociales n’étaient pas le fruit du hasard ; dès que les exodes vers la région débutèrent, la comtesse récemment affiliée à Fel, Aishwarya Rai, affirma haut et fort qu’elle ne croyait aucunement en cette cohabitation commune et pacifique. Elle préféra donc diviser de force les communautés afin d’éviter tout conflit ouvert. Si elle réussit à empêcher des guerres fratricides sur son propre territoire, elle sema malheureusement du même coup les germes de la haine et de la méfiance parmi ses sujets. Avec le temps, la ségrégation entreprise par Aishwarya Rai et poursuivie par sa descendance causa la fragmentation du comté en quatre “cantons” où furent envoyés, de gré ou de force, les différents habitants de la seigneurie ; S’ils ne pouvaient se côtoyer, ils ne pourraient se révolter.

Cependant, à leur arrivée au pouvoir en 381, les Torrig (ou Blancgivre) firent table rase de ces divisions artificielles et malsaines. Profondément patriotes, les nouveaux seigneurs adoptèrent une devise simple : “Laurois avant tout”. Les supposés cantons furent donc démantelés, les traces de la gestion tyrannique des Raï effacées et les baronnies restaurées.

Au sud-est du comté et autour du bourg de Merelbec, entre le bras du fleuve Augivre et le lac du Val, fut d’abord reconnue la baronnie de Merelbec, anciennement nommée “Canton de Jahan”. Majoritairement peuplé de familles pyréennes ayant fui l’éruption de l’Iniraya au début du siècle, ce fief est le plus farouchement attaché à la culture d’origine de ses habitants. Tentant tant bien que mal de préserver leurs traditions, ces exilés triés par la comtesse Rai et isolés du reste du comté pendant des décennies voient d’un oeil perplexe leur liberté nouvellement acquise et les velléités assimilatrices des Torrig. Grâce à l’énergie hydraulique des eaux s’écoulant des monts du Val-Follet pour se jeter dans le lac du Val, les artisans de ces terres construisirent en 350, avec l’aide des technologues de l’Académie de Fulcieu, des forges où ils exercent depuis leurs arts ancestraux de fabrication de l’acier. Même si ces ateliers ne rivalisent en rien avec la productivité des Forges en Vaunes à Fel, les rares armes et armures qui en sortent sont d’une qualité exceptionnelle et caractérisées par leur teinte écarlate unique, rappel de l’héritage de la famille Raï. Pour sa fidélité envers les Torrig lors de la Guerre des Croix, c’est Célestin Sanspitié, jeune aristocrate du Bleu-Comté, qui fut nommé à la tête de Merelbec. Dès son arrivée, et afin de pousser la population à renouer avec les traditions lauroises, il s’installa dans l’ancien Hôtel-Cieu de Merelbec et en fit son manoir personnel. C’est Bouvier Torrig, de la tristement célèbre dynastie, qui fut le premier Cellérier de la région et fonda l’institution qui devint l’une des plus importantes de la congrégation des Oblats hospitaliers pendant plus de 150 ans. À l’arrivée des Pyréens et au démantèlement du culte religieux, l’Hôtel-Cieu fut abandonné, mais reprend aujourd’hui ses activités avec une symbolique indéniable.

Au centre du comté, dans les forêts soigneusement entretenues longeant l’Augivre, se trouve la baronnie de Lindenbourg, fermement de descendance lauroise. Petite noblesse, bourgeois patriotes et chevaliers de vieilles familles y rêvent toujours du glorieux passé où Laure unifiée était le symbole de la majesté du royaume. Autrefois sous la tutelle de dame Marianne Crevoisier, théologienne et fille de la championne du Haut Pilier Margot Crevoisier, son peuple est demeuré pieux et paisible après la mort de la dame aux mains de son terrifiant époux, Ashkan Raï de Casteval. Vivant de la culture de céréales, de la forêt et des pèlerinages de fidèles qui s’y rendent pour visiter le dernier bastion religieux du Guérisseur couronné avant son Avènement en tant que Monarque, la baronnie est un rappel d’une époque douce au coeur des Laurois. Le comte de Vallon, William Cotnoir, occupe l’ancien bastion religieux avec une cohorte de soldats de la Rex Hasta lui étant demeuré fidèles après la réforme religieuse de la foi célésienne.

À l’ouest, de la Laurelanne jusqu’au pied des Monts-Vilem, se trouvent les baronnies de Rosenviel, Clair-Ciel et Havelange. Occupées par les anciens comtes de Fel veillant au contrôle du territoire au nom de leur duché, elles furent graduellement envahies par des colons felbourgeois spécialement financés par Fel pour lentement assimiler les populations occupées de Vallon. Voisines de la ville de Mons, conquise par les légions Aerann en 381, elles demeurent vassales des Torrig et de Laure malgré la volonté de bon nombre de ses habitants d’être eux aussi annexés au puissant duché.

Trônant au coeur du comté telle une plante grimpante gravissant lentement les plateaux des Monts-Vilem (de là son ancien nom de Celastrus Scandens, une plante de la région), le bourg fortifié de Vaer-en-Givre est le siège du pouvoir des Protecteurs du Sud Torrig. Articulée autour du château de Vilem, une antique fortification surplombant tout le sud du palatinat, la ville est l’une des rares qui fut préservée des aléas du quatrième siècle. Se dressant dans les montagnes bien avant le Sang’Noir et la chute des Torrig, elle porte en ses bâtiments de pierre grise, ses rues pavées et irrégulières et ses fortifications massives un sentiment d’éternité caractéristique à son peuple. Si les champs brûlent, les villages meurent et les routes s’effacent, Vaer-en-Givre perdure. Construit pour son caractère stratégique sur le plan géographique et militaire, le bourg est toutefois dépourvu d’une économie réelle. Sous les Torrig, il est plutôt devenu une capitale politique et administrative se nourrissant des impôts perçus auprès des vassaux du sud et des apports des délégations diplomatiques. Néanmoins, la présence des quartiers de la compagnie mercenaire Wolfe, fidèle aux Torrig lors de la Guerre des Croix, assure un afflux de ducats sonnants dans les auberges locales lorsque ses combattants reviennent de campagne. Pour cette raison, les seigneurs Torrig veillent à donner une place de choix aux officiers Wolfe à leur côté en tant que conseillers militaires.

Enfin, notons que, depuis la fin de l’année 381, des troupes sarrens occupent -légitimement ou non, la question est sujette à débats- les fiefs de la frontière orientale du comté. Une fois libérés du joug d’Ashkan Raï lors de la grande offensive Sarren et Lauroise de cette même année, Franc-ciel, Dierdof et Dusseldorf demeurèrent sous le contrôle des chevaucheurs établis dans le comté de Namur et Fort-Léola, au sud. Quoi que pauvres économiquement et essentiellement tournées vers une agriculture de subsistance, ces régions semblent avoir une importance stratégique pour les cavaliers.

-Histoire-

Jusqu’à l’été 380, Vallon faisait partie du comté de “Casteval et Vallon” et était le résultat de l’amalgame improbable de trois quatre comtés historiques du coeur du royaume : Vallon, Hessifiel et Vilem en Laure, et Cellryn en Cassolmer. Par les infatigables mécanismes de la Guerre de l’Avènement, ces territoires tombèrent l’un après l’autre sous la coupe du duché de Fel, laissant pendant un demi-siècle cette vaste région comme une dépendance du puissant duché occidental qui ne sera libérée que récemment.

En 323, après de délicates tractations entre les autorités lauroises et les exilés pyréens représentés par la dénommée Aishwarya Rai, le comté de Vilem fut officiellement octroyé aux étrangers de la Vaste-Mer. Menacés par l’éruption imminente du volcan Iniraya, ceux-ci trouvèrent refuge en ces terres malgré la réticence de nombreux Républicains de Gué-du-Roi. Or, à la suite d’un mystérieux périple dans la forêt d’Ébène et après des rixes avec ses homologues laurois qui multipliaient les injures à son endroit, dame Rai, désormais comtesse de Vilem, offrit subitement son allégeance à l’Oracle Ferval de Fel et prit le contre-pied des partisans d’Élémas V et du Guérisseur couronné. Ce premier retournement allait sceller le sort funeste du palatinat de Laure.

Percevant dans l’association avec ces Pyréens en exil une source de puissance politique et militaire, les Aerann de Fel offrirent à la comtesse l’année suivante un mariage avec l’un de leurs plus éminents représentants, le riche industriel Gustaf Aerann. Cependant, la ratification de cette alliance historique allait être entachée par le “Massacre de Rosenviel”. Effectivement, le lendemain de l’arrivée d’une cohorte d’insulaires originaires du comté d’Aliare en Pyrae, Aishwarya ordonna à sa fidèle générale, Samah Zafari, de massacrer tous ses opposants politiques récemment débarqués à l’ouest de Vilem. En une seule journée, près de deux mille réfugiés cherchant une terre d’asile furent mis à mort sur les berges de la Laurelanne. Leurs corps ensanglantés furent jetés dans les eaux froides de l’affluent, faisant rougir le fleuve jusqu’à Gué-du-Roi au nord. Dès ce jour, il apparut à tous que l’esprit de la Comtesse de sang souffrait d’un mal profond et dangereux.

En 325, en pleine guerre, Aishwarya donna néanmoins naissance à des jumeaux : Antonin Aerann et Ashkan Rai. Antonin, l’aîné fut dès lors désigné pour régner sur Vilem tandis que son cadet devait le servir à titre de bras droit et général. Leur territoire, alors plutôt circonscrit, était toutefois destiné à prendre une envergure insoupçonnée.

En 330, pendant que les Royalistes et Républicains se livraient des escarmouches en périphérie de Laure, Fel passa enfin à l’offensive. Protégés par une haute muraille au sud de son territoire et par les flottes du Duché des Crânes sur mer, les Felbourgeois n’avaient guère à craindre les invasions directes. Grâce à un pont de barques construit sur la Laurelanne entre Vilem et les Salimes, plus de trois mille chevaliers et fantassins lourd Aerann débarquèrent en Laure. Menés par Eckhart I Aerann, chef de guerre redoutable et frère du défunt duc Aldrick, ces guerriers d’élite armés des équipements produits dans les Forges en Vaunes se lancèrent à la conquête du comté de Vallon. Ceux-ci ne rencontrèrent qu’une faible résistance, les armées de la comtesse Emma Apfel ayant quitté les lieux au déclenchement du conflit. Minutieusement, Eckhart I sécurisa chaque fortin. Or, les Felbourgeois ne s’arrêtèrent pas aux frontières de Cassolmer et s’aventurèrent en Cellryn où se dressait la citadelle restaurée de Casteval.

Il apparut au comte cassolmerois des lieux, François Lebouthilier, que les Felbourgeois convoitaient son domaine afin de finaliser un lien terrestre direct entre Fel, le Duché des Crânes et le clan Ferres des Plaines libres. Conscient qu’il ne pouvait interrompre la marche de ces hordes suréquipées, le Cassolmerois offrit à l’Aerann de mener des pourparlers, mais ce dernier les refusa. Le Felbourgeois ne pouvait tolérer un potentiel traître sur ses flancs et lança l’assaut sur la citadelle. Le siège ne fut que de courte durée. Lors d’une attaque d’une violence extrême, les assaillants firent exploser les portes du bastion et s’y engouffrèrent. Eckhart I Aerann fut blessé à mort par une flèche tandis qu’il menait ses armées. François Lebouthilier n’avait d’autres choix que de sonner la retraite et s’enfonça, avec tous ceux qu’il pouvait sauver, dans d’anciens souterrains miniers s’étendant sous le bastion. Le lien terrestre entre Fel et ses alliés était établi et Gustaf et Aishwarya se partageaient le contrôle de la région.

Dans les années qui suivirent, tandis que Gustaf voyageait perpétuellement entre Felbourg-la-Cité et Casteval, Aishwarya mit en branle ses politiques oppressives. Séparant la nouvelle entité politique en quatre cantons, elle força le déplacement des populations disparates -Pyréens, Felbourgeois, Laurois et Cassolmerois- afin d’empêcher toute mixité sociale. Ceux qui osaient se dresser contre elle étaient sauvagement exécutés publiquement. Ironiquement, ce fut le canton de Jahan, majoritairement pyréen, qui souffrit le plus de cette répression, Samah Zafari s’assurant d’étouffer toute résistance.

En 346, Gustaf Aerann fut empoisonné lors d’un banquet donné en l’honneur des 21 ans de ses fils. Les enquêtes ne permirent guère de débusquer de coupables, mais les théories fusèrent de toutes parts : certains accusèrent sa femme, aux comportements erratiques, tandis que d’autres pointèrent son fils aîné, réputé pour son ambition démesurée. Dans tous les cas, tous étaient d’accord pour dire que la mort de Gustaf Aerann était la goutte de trop pour la Comtesse de sang. Incapable de jongler avec cet assassinat, elle légua son titre à Antonin et quitta les terres de Casteval avec l’une de ses dames de cour, Shae Ellisar. Ce fut la dernière fois que les citoyens et les nouveaux dirigeants virent dame Rai. Dès ce moment, Antonin et son frère Ashkan se séparèrent officieusement le pouvoir, le premier régnant politiquement à partir du canton de Celastrus Scandens -anciennement Vilem- et le second maintenant les forces armées à Casteval.

Cette division des pouvoirs perdura jusqu’en 380, année de l’union maritale entre le duc Friedrich Aerann de Fel et la duchesse Vilda Lacignon de Laure. Afin de sceller l’alliance entre les deux familles et provinces, une réorganisation symbolique des territoires fut conclue. Tandis que le comté de Vallon était rétrocédé au duché historique de Laure, la Marche de Casteval gagnait son indépendance en tant qu’entité politique vassale de Fel. Or, le jour du mariage, Antonin Aerann fut empoisonné en pleines festivités comme son père. Même s’il n’était plus comte, l’homme représentait toujours l’oppression historique de Fel sur Vallon et méritait, selon plusieurs, son châtiment. La comtesse Rayah Rai, autrefois baronne, lui succéda en prêtant allégeance au Symposium des Braves et en annonçant son désir ferme de veiller aux intérêts des Pyréens installés dans la région. Son règne ne devait être que de courte durée.

En l’an 381, Laure -et le royaume tout entier- apprit avec stupeur que la famille de courtisans yriotes et absolutistes des Blancgivre était descendante de l’antique lignée ducale des Torrig. Supposément exterminés lors du Sang’Noir, les Torrig avaient été remplacés par les Lacignon au lendemain de la Longue Année. Selon le récit soigneusement consigné par Horatio de Blancgivre, les Blancgivre de la fin du quatrième siècle étaient les descendants d’un certain Roland, enfant bâtard de la famille Torrig de Vaer. Tenu à l’écart des principaux représentants de la lignée ducale lors du Sang’Noir, il fut épargné par les émeutes et massacres qui sonnèrent le glas de ses parents. Cloîtré, il survécut en se mêlant aux gueux affamés de la capitale lauroise jusqu’à l’arrivée salvatrice du Roi-Prophète.

Au premier jour des Floraisons scellant la fondation du royaume d’Ébène, Roland se présenta au sacre des nouveaux palatins d’Ébène. Devant lui, les sept premières familles palatines s’agenouillèrent devant le Roi, confirmant l’avènement des Lacignon à la tête de Laure. En signe de dévotion et de reconnaissance, Roland se jeta aux pieds du souverain, ploya lui aussi le genou au nom des siens et mit son âme et sa personne en service. Devant ce dévouement, le Roi-Prophète lui fit une place dans la Coterie de l’Écu. À la suite du décret royal concernant la bâtardise -une tare des parents et non de l’enfant-, Roland perçut le renversement des Torrig par les Lacignon comme une punition divine du Céleste. Comme repentance, le chevalier prit le nom Blancgivre, comme le voulait la tradition célésienne, et garda le silence sur ses origines.

Après plusieurs années de service à la gloire du Céleste et du Roi-Prophète au sein de la Coterie de l’Écu, Roland se vit récompensé secrètement par des titres et des richesses, notamment des terres en Laure, mais aussi dans les campagnes de Havrebaie, près de la Cité d’Yr. Roland Blancgivre fonda sa famille qu’il nommea “de Blancgivre”, puis s’établit à la mort du Roi à Gué-du-Roi afin de garder ses liens avec les Lacignon qui devinrent des alliés. La Guerre de l’Avènement vit toutefois se succéder nombre de tragédies entraînant la perte des acquis de la lignée : pillages en Laure par les Sarrens, décimation de la famille Lacignon, montée des Républicains, avènement du Symposium des Braves sapant l’influence des vieilles familles nobles, prise de possession massive de terres lauroises par les Pyristes, etc. Ces événements réduisirent à néant l’influence d’antan des Blancgivre.

En 359, aristocrate sans terre dans la Cité d’Yr et descendante de Roland, Félicité de Blancgivre mourut en donnant naissance. Elle laissait derrière elle la dernière génération de Blancgivre qui, au milieu des tourments de l’Histoire, devait finalement rompre le silence avec son passé. En 381, seuls trois de ces enfants étaient toujours en vie, les cadettes -Jeanne et Eleanore- ayant disparu ou étant trépassées dans des circonstances mystérieuses : Horatio, Ombeline et Primerose. Estimant que les Lacignon de ce temps étaient indignes de leur statut et qu’ils menaient tout droit Laure à sa perte, ces derniers sortirent de l’ombre et déclamèrent le récit de leur sang. Cette filiation, quoique contestée et considérée comme faible par plusieurs, était néanmoins soutenue par une noblesse lauroise nostalgique des vieilles années. Déjà déchirée entre les mouvements absolutistes du sud et les patriciens du nord qui percevaient différemment le mariage entre le duc Friedrich Aerann et la comtesse Vilda Lacignon, il n’en fallut pas davantage pour que les Blancgivre-Torrig deviennent les symboles d’un retour aux sources en Laure. Lacignon et Torrig ne pouvant se partager le pouvoir palatin, la Guerre des Croix débuta et embrasa la province pendant deux saisons.

Profitant de la division lauroise, le général Ashkan Raï de Casteval, appuyé de la comtesse Rayah Raï, déclencha à ce moment une invasion du comté de Vallon et du sud du Bleu-Comté. À ce jour, on ignore si celle-ci fut commandée par le duc de Fel ou s’il s’agissait d’une initiative personnelle du belliqueux commandant. Chose sûre, en quelques semaines à peine, les Laurois se voyaient de nouveau amputés du coeur de leur territoire. Cette fois, la réaction ne se fit pas attendre. Après avoir conclu une trêve en Hessifiel qui devait mener à une réorganisation du pouvoir en Laure, le Protecteur Horatio Torrig, représentant les intérêts familiaux au nom de ses soeurs, scella une entente avec les Sarrens ayant violemment annexé le comté de Namur au printemps. Le meneur de la horde, Isaac Azraki, fut reconnu comme Laurois par le sang de sa mère née Marigot, et fut présenté comme un “Laurois de coeur retournant en ses terres”. Plusieurs conditions encadraient cette alliance, mais la principale était la libération des terres conquises dans les comtés de Vallon et Bleu-Comté. Ainsi, tandis qu’une flotte de galères -le Bouclier Nadjar- voyait le jour à Fort-d’Ambroise pour rivaliser avec la flotte felbourgeoise de la Laurelanne, les cavaliers sarrens, accompagnés par les armées lauroises unifiées, reconquirent les fiefs perdus de l’est aussi rapidement qu’ils étaient tombés. La comtesse renégate Rayah Raï fut elle-même capturée dans le bourg de Celastrus Scandens et décapitée sur la place publique avec sa garde personnelle par les Sarrens. La brutalité des cavaliers marqua alors les esprits. Les troupes de libération tentèrent en 382 de porter les combats jusqu’aux portes de Casteval, siège du pouvoir d’Ashkan Raï, mais se heurtèrent aux fortifications ancestrales de la citadelle. Quant à la baronne de Lindenbourg, Marianne Crevoisier et épouse d’Ashkan, elle fut accusée de conspiration et pendue aux murs de la forteresse par le chef de guerre pyréen. Bien qu’une part des fiefs de Vallon demeurait sous contrôle sarren -et ce en dépit des ententes avec les Torrig-, le comté était libéré et pouvait accueillir ses nouveaux seigneurs. En reconnaissance de leur contribution à la guerre, la famille Cotnoir furent nommés comtes de Vallon à partir de Lindenbourg.

En 383, les Torrig occupent diverses positions de prestige en Laure. Tandis que Horatio Torrig siège à Vaer-en-Givre en tant que Protecteur du Sud, sa soeur Ombeline jouit du titre de comtesse de Hessifiel aux côtés de son époux, le prince Elzémar Desflots. Primerose Torrig, pour sa part, assiste l’un et l’autre selon les besoins politiques du moment, celle-ci devant fréquemment prendre la route de Corrèse où combat son mari Nathan Merioro, condamné par la Reine Adrianna en 381 à lutter contre la Horde d’Horathot en pénitence pour sa prise de position lors du Soulèvement d’Yr. C’est toutefois le fils du couple, Nestor Torrig, né en 382 et nommé en l’honneur du grand-père de Nathan, qui est présagé pour succéder un jour à Horatio en tant que Protecteur du Sud et, l’espère-t-il, vrai palatin de Laure.

VI.COMTÉ DE HESSIFIEL

D’une série de seigneuries désorganisées à un domaine royal puis à un comté pleinement laurois, le comté d’Hessifiel fut au coeur des transformations de Laure au cours du quatrième siècle. À partir du bourg fortifié de Hessifiel, sur la rive orientale de la Laurelanne, la comtesse Ombeline Torrig règne sur les terres en compagnie de son époux, le prince royal -fils du Monarque et frère de la Divine Adrianna- Elzémar Desflots. Ceux-ci se préoccupent toutefois d’abord et avant tout de la gestion générale des terres et des relations politiques des Torrig avec l’étranger, laissant l’intendance de la cité au baron Saul de Geese et à la guilde de constructeurs Hessen-Levaloie.

-Géographie-

Tandis que le reste de la province sombrait dans le chaos lors de la Guerre des Croix, laissant nombre de hameaux et champs scarifiés par les pillages sarrens et les affrontements fratricides, le comté d’Hessifiel et son bourg fortifié et fluvial éponyme, sur la rive orientale de Laurelanne, ont su tirer leur épingle du jeu.

Le comté d’Hessifiel est essentiellement articulé autour d’un bourg fortifié sur le bord du fleuve Laurelanne. Plutôt modeste jusqu’à la chute de son précédent baron Raoul Korsten à l’été 380, la ville gagna en prestige et en prospérité lors de l’ascension de la compagnie artisane Hessen-Levaloie. Bien que constituée de travailleurs locaux, celle-ci n’avait autrefois qu’un rayonnement limité aux campagnes de la région. Plus tôt en 380, elle initia la construction des entrepôts fluviaux d’Hessifiel, un ambitieux projet combinant un port fluvial, des bâtiments d’entreposage et une place d’échange et de vente. Trois ans plus tard, celui-ci atteignait son plein potentiel et était en voie de rivaliser, selon plusieurs marchands, avec les haltes marchandes de l’Arsenal en Corrèse et de Gué-du-Roi au nord, toutes deux jugées victimes de l’instabilité politique de leurs régions respectives. À la nomination d’Ombeline Torrig comme comtesse, le nouveau baron de la cité, Saul de Geese, persuada la dame d’investir dans la complétion d’une fortification ceinturant les quais à partir des murs même de la ville. En 381, l’Académie des Labeurs et Techniques d’Hessifiel, une école de formation des spécialités artisanes, a vu le jour au coeur du complexe marchand, mais celle-ci demeure de faible envergure, l’instabilité politique et l’éclatement du royaume d’Ébène ayant compromis le recrutement d’enseignants et la collecte d’investissements.

Seul survivant des saccages perpétrés par la Garde céleste à l’aube de la Guerre de l’Avènement, le château d’Hessifiel est un héritage des anciens colonisateurs du peuple de Vindh, bien avant l’ère royale. Juché sur une colline surplombant le bourg en son entier, il fut érigé à l’origine comme un poste de surveillance frontalier par les Torrig de Vaer. Si plusieurs craignaient à l’époque les pillards des plaines à l’est, les Torrig redoutaient tout autant les pirates du sud utilisant la Laurelanne comme une voie pavée pour lancer des assauts sur leur capitale. Le château de pierre, massif et construit à l’image des anciennes forteresses du nord, garde un oeil sur la région toute entière. Son élément le plus distinctif est son donjon central émergeant telle une flèche affilée vers les cieux. À l’image d’un phare, ses plus hauts étages se démarquent par leurs nombreux vitraux et fenêtres permettant au seigneur des lieux de contempler son domaine sur des lieux à la ronde.

Si le bourg d’Hessifiel a gagné en population depuis quelques années, la population du comté demeure majoritairement rassemblée dans les campagnes et divisée en hameaux et fermes de quelques dizaines de chaumières. Vulnérables aux incursions des sarrens, ces agriculteurs s’adonnent à la culture d’arbres fruitiers. Les pommes d’Hessifiel sont réputées pour leur goût sucré en faisant d’excellentes candidates à la production d’un cidre remarquable. Au début du siècle, Raoul der Vaast, éminent baron de Mons, Intendant du Siège des Témoins d’Yr et proche de plusieurs seigneurs d’Hessifiel, décida de financer le développement de cette tradition locale qu’il avait lui-même embrassée dès sa jeunesse. Grâce à ses investissements, presque tous les hameaux et cloîtres d’Hessifiel ont aujourd’hui leur propre petite cidrerie permettant de transformer les pommes locales.

Le comté d’Hessifiel est remarquablement stable et sécuritaire, et ce malgré les tensions avec le Duché de Fel et les chevaucheurs des steppes. Cependant, au coeur de celui-ci s’étend le Bois du Fol, cachette prisée par des cultistes et criminels échappant au couperet de la justice et de l’inquisition. Sous cette forêt dense se trouvent nombre de tunnels et grottes naturels dont les autorités ignorent l’ampleur et la profondeur. Selon les rumeurs locales, ceux-ci feraient partie des réseaux de souterrains que fréquentèrent autrefois l’hérétique Rhéa de Corail et ses cultistes adorateurs d’Assaï. Malgré les excursions militaires, il s’avéra impossible pour les forces de l’ordre de déloger durablement les malfrats et hérétiques se terrant dans les bois et les tunnels. Ainsi, même si, symboliquement, des rafles y sont organisées de temps à autre pour démanteler des communautés de brigands un peu trop téméraires, le mot d’ordre des armées comtales demeure d’éviter ces forêts.

-Histoire-

Historiquement, le comté d’Hessifiel était sous l’autorité de la famille de Fern, une prestigieuse lignée de chevaliers ayant fourni à Laure nombre d’illustres commandants militaires et officiers du Bataillon sacré. C’est en 310 que la stabilité du comté fut pour la première fois compromise lorsque le seigneur-palatin de Laure Antoine Lacignon -futur prince Elemas IV- refusa de châtier des barons ayant conspiré pour renverser sournoisement le comte d’Hessifiel du moment, Enguerrand de Fern. Lors d’un banquet, la coalition de barons trahit ainsi son propre seigneur, au détriment de tous les serments et conventions. Normalement, cet acte aurait dû être perçu comme un bris du Pacte du vin, mais Lacignon refusa d’intervenir, clamant qu’il s’agissait là de la démonstration que le comte de Fern était un faible incapable de protéger ses acquis. Enguerrand quitta alors Hessifiel à la tête de ses loyalistes et fonda la Compagnie de Fer qui joua un rôle marquant dans les guerres ébènoises subséquentes. Quant au comté d’Hessifiel, il demeura sans comte pendant quelques années, la coalition baronale s’abrogeant les pouvoirs locaux. Ce n’est qu’en 321, au terme de la Guerre des deux Couronnes, que la coalition menacée par les changements politiques en Ébène nomma officiellement en tant que comtesse Hestia de Corail, épouse d’un baronnet jugé inoffensif.

Originaire de la lointaine île orientale de Corail, la comtesse ouvrit les portes des baronnies d’Hessifiel à sa famille. Parmi celle-ci se trouvait Rhéa de Corail, une académicienne à l’esprit plus aiguisé que sa spiritualité. À l’insu des siens, elle invita en Hessifiel -plus précisément en Hefel où elle logeait- des hérétiques adorateurs d’un culte antique voué à une entité nommée “Assaï”. Inévitablement, les sombres recherches et rituels de la dame furent découverts et, au printemps 323, la région fut largement ravagée par les zélotes de la Garde céleste. Rhéa de Corail, quant à elle, fut portée sur le bûcher dans la Cité d’Yr. La rumeur raconte que les flammes, loin d’embraser son corps, léchèrent sa peau sans effet. C’est finalement un coup de lance au coeur qui acheva l’hérétique. Inévitablement, le reste de la famille de Corail fit les frais de cette folie et, chacun à leur façon, ils quittèrent Laure.

Lorsque la paix revint près de deux décennies plus tard, il ne restait d’Hessifiel que des ruines et des bûchers calcinés. Le Monarque, semblant déceler en ces terres des menaces pour la stabilité du royaume, divisa le territoire entre les comtés avoisinants, laissant Hessifiel comme une vulgaire baronnie de faible envergure. Il revint à Raoul Korsten, jeune homme ambitieux de la famille marchande Korsten de Gué-du-Roi, de redonner vie au comté en cendres. Fort de l’appui du Symposium des Braves et de la Banque libre d’Ébène que les siens avaient contribué à établir en Laure quelques années plus tôt, il relança la culture pomicole des campagnes et restaura les fortifications de la ville d’Hessifiel. Certes, il ne fut pas un baron héroïque, génial ou illustre, mais il répara les torts de l’Histoire à l’endroit de ses terres. Attaché à l’idée de libre entreprise, il laissa par ailleurs les compagnies d’artisans -attirées par les opportunités de reconstruction- prospérer dans la région.

En 380, le baron Korsten, vieillissant, fut tragiquement confronté à une crise nationale dont il ne pouvait saisir l’ampleur. À la demande de la Reine Adrianna elle-même, le contrat de mariage entre le duc Friedrich Aerann et la comtesse du Bleu-Comté Vilda Lacignon impliquait la remise de terres significatives à la Couronne en échange de la bénédiction royale. En Fel, le duc décréta unilatéralement que soit remis le fief de Lotec. En Laure, il revint au Symposium des Braves de déterminer la nature du territoire à céder. En raison de sa proximité avec le domaine royal d’Hefel et de l’absence de comte influent, l’idée de remettre Hessifiel fut soulevée. Évidemment, la proposition provoqua la colère du baron Korsten qui, en pleine assemblée du Symposium des Braves, injuria ses pairs laurois et prononça les mots que nul n’avait osé prononcer depuis longtemps : “Je n’ai que faire des demandes de la Reine”.

À la tête de sa maigre armée, il regagna son fief et se barricada derrière ses murs. L’affaire gagna alors en importance, dépassant la simple rébellion. Lors du Bal des Masques royal à l’automne, l’Assemblée d’Ébène, sous l’impulsion de la faction absolutiste, demanda formellement à la Reine Adrianna d’invalider temporairement le mariage ducal en raison du bris de l’une des clauses du contrat maritale. Effectivement, en refusant de céder son propre fief d’Hessifiel à la Couronne en guise de cadeau de mariage, le baron Raoul Korsten empêchait l’intendante Ombeline de Blancgivre de prendre possession des terres royales. De ce fait, le cadeau était considéré par certains comme “non-remis”, suspendant l’officialisation du mariage pour la durée de la crise. Plusieurs semaines plus tard, le Symposium des Braves n’eut d’autre choix pour éviter l’humiliation que de déployer une armée aux portes d’Hessifiel afin de mater le baron renégat.

Pressentant sa défaite, Raoul Korsten accepta des pourparlers dans son château avec les émissaires absolutistes, patriciens et des représentants de la compagnie Hessen-Levaloie. Or, en pleine négociation, le ton monta soudainement et, dans la cohue générale, le baron fut défenestré et trouva la mort écrasé sur le pavé, plusieurs mètres plus tard. Dans la ville, les archers Korsten, chevaliers patriciens, soldats absolutistes et représentants de l’armée religieuse de la Rex Hasta s’accusèrent mutuellement d’avoir fomenté l’assassinat et brisé la tradition sacrée des négociations. Pendant une nuit, les factions s’entretuèrent dans les rues dans un complet chaos. L’ordre ne revint qu’au matin lorsqu’une nouvelle rencontre fut convoquée pour clarifier le rôle de chacun dans le futur de la cité.

Au lendemain de cette crise, Ombeline de Blancgivre obtint le prestigieux titre d’Intendante du domaine royal d’Hessifiel et régna sur la région avec l’assistance de Saul de Geese et de la compagnie Hessen-Levaloie. Au déclenchement de la Guerre des Croix, nul n’osa s’en prendre au domaine, de peur de courroucer la Reine elle-même. Ainsi, tandis que Laure brûlait et tremblait, Hessifiel prospérait silencieusement. Cette situation perdura jusqu’au Concile d’Adrianna de 382 lors duquel la Reine -désormais Divine- redonna les domaines royaux d’Hessifiel et de Lotec à leurs propriétaires respectifs afin d’obtenir des concessions religieuses de la part des seigneurs d’Ébène. Ombeline Torrig fut dès lors nommée comtesse d’Hessifiel, confiant à Saul de Geese le privilège de la gestion de la cité elle-même.

Officiellement, la comtesse Torrig prit pour époux le prince Elzémar Desflots au printemps 382, probablement à l’issue de jeux de coulisses du Concile d’Adrianna. Le mariage, célébré en grandes pompes dans la Cité d’Yr et à Hessifiel suscita sur le coup une vague de fierté et de patriotisme dans le sud laurois. C’était là la preuve du retour historique du Coeur du royaume au centre des préoccupations et du pouvoir en Ébène. Cependant, un an après cette union, celle-ci semble surtout relever du symbole politique. Aucun enfant ne se profile à l’horizon, les mariés ne sont que rarement vus côte à côte en public et l’intrépide Desflots, capitaine du navire Trancheflots dans l’Escadre royale, multiplie les voyages à l’étranger…

VII.COMTÉ DE NAMUR ET LÉOLA

Situé à l’est du lac de la Croisée à la jonction entre Corrèse, Fel et le Sarrenhor, le comté de Namur et Léola supervise les allées et venues des marchands sillonnant la Laurelanne et se dispersant vers l’intérieur des steppes de l’Orrindhas. Divisé en vastes régions – Namur et Fort Léola (autrefois “Fort d’Ambroise”)-, celui-ci est sous le contrôle de la comtesse Blanche Torrig. Nommée à la tête du comté à l’issue de la Guerre des Croix, la dame adoptée par la famille Blancgivre en 380 fonde son pouvoir sur les hordes sarrens que son époux, le seigneur de guerre Isaac Azraki, met à son service en échange du prestige politique accordé par son nom. Celle-ci siège à Namur, bourg fortifié trônant au coeur des Prés-du-Sud. Bien qu’elle règne théoriquement sur le territoire de Fort Léola à l’ouest, cette région articulée autour de la vie lacustre du Lac de la Croisée est autogérée par les baillis locaux sous la surveillance des marins du Bouclier de Nadjar.

Ce comté fait donc figure d’exception dans le paysage laurois par la stabilité qui y règne par la tradition ou la force des armées. Ses habitants, fuyant les scandales comme la peste, apprécient la valeur du silence. Cependant, sous cette apparence d’apaisement et de commerce honnête avec le reste de l’ouest ébènois se dissimulent de nombreuses entreprises de contrebande sur le lac de la Croisée, parfois avec l’accord implicite des armées en place.

-Géographie-

Le comté de Namur et Léola est divisé en deux grandes régions géographiques aux caractéristiques distinctes. À l’ouest, la région de Fort Léola est délimitée au nord par le grand lac Rouge, célèbre pour ses eaux grouillant de carpes écarlates et ses hauts fonds. Ceints par des marais étouffants, les hameaux du lac Rouge sont isolés du reste de la région. Les locaux y récoltent la salicorne, une plante aux multiples usages leur permettant de fabriquer plusieurs produits essentiels. De leur célèbre ragoût -la corne rouge- à la production presque industrielle de savons, ce végétal est la pierre d’assise de la survie de ces populations. Cette économie de subsistance est complétée par les activités piscicoles des quelques villages de pêcheurs qui parsèment les rives de la Laurelanne. Malgré leurs ventes aux voyageurs et sur les marchés de Hefel et de Fort Léola, les habitants du lac Rouge sont pauvres, mais toujours souriants, le Céleste étant constamment au centre de leurs préoccupations.

La Laurelanne débouche éventuellement sur le lac de la Croisée avant de suivre son lit vers le sud en Corrèse et au Sarrenhor. Les eaux de la Croisée sont déterminantes pour le contrôle des voies fluviales de tout l’ouest du royaume. Avec le Duché de Fel sur la rive occidentale, et la cité franche de Gué-du-Roi et la Cité d’Yr au nord, il s’agit d’un emplacement stratégique pour les militaires et les marchands de l’Union commerciale du Sud -majoritaires dans le secteur.

Sur une île rocheuse au milieu du lac de la Croisée se dresse le phare fortifié de Fort Léola, autrefois nommé Fort d’Ambroise et renommé en 381 à la demande d’Isaac Azraki. Guidant les navires à bon port, ce bastion abrite quelques batteries de canons et de trébuchets visant à éloigner les indésirables. Autour des murailles, une ville unique en son genre sur le continent s’est développée sur pilotis lors du dernier siècle. Ne pouvant rejoindre la terre ferme qu’à l’aide de leurs embarcations, les Léolois écoulent l’essentiel de leur vie sur les eaux noirâtres du lac. Les maisons, construites avec l’autorisation du conseil marchand de l’endroit -la Ligue du Phare-, sont faites de bois et de roseaux, tout comme les rues et les quelques grand’places. Cette tradition centenaire se perfectionne toujours et les habitants espèrent un jour pouvoir y élever des maisons à plusieurs étages, comme le firent dans les temps immémoriaux les Mérillons de Salvar.

La ville du Fort Léola accueillait autrefois la garnison royale des patrouilles fluviales de la Laurelanne. Alimentant le phare et entretenant les canons, les sentinelles de la Brigade lacustre faisaient quotidiennement des aller-retour vers le nord et le domaine royal de Hefel. Les voies méridionales de la Laurelanne étaient ainsi laissées la plupart du temps sans surveillance, au grand profit de contrebandiers cachant à peine leurs activités et s’enrichissant grâce aux frontières entre Corrèse, Fel et Laure. Depuis 381, l’ensemble des opérations sur le lac sont supervisées par les marins du Bouclier de Nadjar, une flotte formée au lendemain du mariage entre Isaac Azraki et Blanche Torrig et constituée de soldats tantôt sarrens, tantôt loyalistes laurois de l’ancienne Brigade lacustre démantelée après la Guerre des Croix. Ceux-ci se sont réapproprié les traditions locales et honorent les ententes de leurs prédécesseurs, concentrant leur attention sur les déplacements des escadres felbourgeoises.

Les Léolois comme on les appelle sont avant tout des survivants et les follets que les voyageurs sont prêts à leur confier sont toujours bons à prendre peu importe qui les donne. C’est pourquoi les auberges qui ponctuent les eaux ceinturant le phare du lac de la Croisée rivalisent d’ingéniosité pour attirer à elles les marins transitant par la région. Les habitants du lac ont de plus développé un marché fort populaire qu’ils surnomment le “Marché aux perchaudes”. Endroit de prédilection pour échanger des denrées en provenance de tout l’ouest du pays, celui-ci est fort achalandé. Une forte odeur de poisson y emplit l’air sans incommoder les marchands assoiffés de bonnes affaires qui s’y trouvent. Les fumoirs à poisson accrochés aux devantures des maisons de ce quartier ne laissent aucun doute sur la nature des échanges qui se font sur place.

À l’est du lac de la Croisée s’étend la vaste région des Prés-du-sud. Territoire agricole riche et parsemé de villages et de fermes, la seigneurie est dirigée depuis le château comtal de Blanche Torrig à Namur. Les ateliers de gravures et d’enluminures y sont fort prospères, autant sur le métal que sur bois et parchemins. Les nombreuses chapelles de la ville, sobres dans leurs apparences, rivalisent d’élégance grâce aux magnifiques inscriptions et sculptures sur bois qui en tapissent les murs et y racontent l’histoire de Namur. Dans le grand beffroi situé au centre de la communauté, les Branberband -anciens seigneurs locaux- ont aménagé une bibliothèque religieuse importante, non par le nombre de volumes qui la composent, mais par la qualité et la beauté de ceux-ci. Héritier des traditions du Haut Pilier, l’ancien comte Eber Branderband appréciait d’abord et avant tout l’art et la beauté dissimulés dans les textes saints, parfois même au détriment des messages véhiculés par ceux-ci. La comtesse Torrig, elle-même artisane de renom, maintint à son avènement ces installations et reprit leur financement selon les protocoles hérités de son prédécesseur. Malgré les circonstances houleuses dans lesquelles la succession survint, Blanche Torrig assura une transition harmonieuse entre les régimes politiques. Deux identités bien distinctes caractérisent donc cette région. Si les Léolois sont bons vivants, mais réputés comme cupides, les Namuriens sont plutôt méfiants envers les étrangers, mais généreux de leurs richesses.

L’époux de dame Torrig, Isaac Azraki, donna toutefois la touche martiale nécessaire au maintien de la loi et de l’ordre dans le comté. Hors de Namur, il sécurisa au début de l’an 382 plusieurs fiefs pour ses proches alliés Azraki soutenant être à la fois de descendances sarren et lauroise. Ainsi, tout au long de la frontière des steppes, les baronnies agricoles de Chanelle et Dusseldorf (en Namur) et Dierdorf et Franc-Ciel (en Vallon) sont sous le joug des chevaucheurs. Malgré leur faiblesse économique, ces seigneuries jouxtant le Sarrenhor représentent de redoutables portes d’entrée sur le coeur de Laure pour les chevaucheurs. Si les Azraki et le clan Sannor se sont montrés rassurants sur leurs intentions jusqu’ici, plusieurs Laurois s’inquiètent de la dépendance militaire croissante du sud du palatinat à l’endroit les cavaliers des plaines.

Finalement, quelques boisés accessibles au public séparent le lac de la Croisée des Prés-du-sud. Habituellement réservés aux seigneurs et riches bourgeois dans le reste du continent, ces forêts sont dans le sud laurois exceptionnellement exploitées par les serfs, bûcherons et chasseurs des environs. Les arbres y sont de taille modeste, mais les petits animaux y pullulent et rendent la chasse profitable.

-Histoire-

Porte d’entrée des invasions sarrens au fil des siècles, le sud de Laure fut de tout temps l’enfant pauvre du palatinat. Articulé autour d’une économie primaire centrée sur les champs et les lacs, il était bien loin des préoccupations des seigneurs du nord et des patriciens de Gué-du-Roi. Lorsque déferlaient les chevaucheurs, ses habitants ne pouvaient que se replier derrière les murs de Namur ou se réfugier sur l’île centrale du Fort d’Ambroise (ou Fort Léola aujourd’hui) en attendant que les pillards aient terminé leur entreprise. À plusieurs reprises, les chefs de clans firent donc de ces terres la ligne d’arrivée de leurs “Grandes courses” visant à déterminer le futur Grand Chevaucheur des steppes. Pour cette raison, les Sarrens sont pratiquement considérés par plusieurs Laurois du sud comme un phénomène naturel allant et venant périodiquement. Comme l’inondation ravageant les berges à chaque décennie ou la sécheresse emportant les récoltes, le mieux à faire reste de prédire la prochaine invasion, puis attendre qu’elle passe.

L’histoire du comté de Namur et Léola fut intimement lié à la famille Branderband dans le dernier siècle. Ce n’est que tout récemment que celle-ci perdit ses privilèges dans la région au profit de la famille Torrig. La famille Branderband, dont la membre la plus connue fut la dernière Oratrice du Haut Pilier Alianne Branderband, reçut en cadeau du Monarque en 346, en remerciement pour sa piété et sa loyauté, la région des Prés-du-Sud et de Fort d’Ambroise. Le fils adoptif d’Alianne, Eber Branderband, prit le titre de comte de Fort d’Ambroise à la mort de sa mère quinze ans plus tard et établit son siège à Namur, ville religieuse plus proche de ses intérêts que la cité commerciale et militaire de Fort d’Ambroise. Eber écoula pendant longtemps la majorité de son temps dans la bibliothèque du beffroi à étudier les livres sacrés, au grand dam des marchands de Fort d’Ambroise. Critiqué pour ses absences prolongées, l’homme continuait son oeuvre sacrée de recopier certains ouvrages menacés par le passage du temps. Proche du chapitre de la Foi, plus spécifiquement de la branche de la Voix, plusieurs estimaient qu’il aurait fait un meilleur théologien que haut seigneur. C’est son fils bâtard, Wenceslas Desbaies, qui représentait l’avenir militaire du comté, et ce malgré son tempérament folâtre et ambitieux.

Avant le déclenchement de la Guerre des Croix, Eber Branderband se rallia à la cause des Blancgivre-Torrig. Lui-même de tendance absolutiste, il observait d’un oeil circonspect les actions du Symposium des Braves mené par Étienne Lacignon et son entourage patricien. Ainsi, lorsque le conflit éclata officiellement en 381, il fit lever les chevaliers du sud et les mobilisa aux côtés des prétendants au trône de Laure. La menace potentielle des Sarrens au sud n’inquiétait pas le comte de Namur outre-mesure : 300 cavaliers avaient été conservés en défense pour patrouiller les frontières, bien suffisamment pour disperser ces manoeuvres sournoises.

Les premières incursions sarrens furent repérées au 75e jour du printemps par les patrouilles de la Brigade lacustre à proximité du Fort d’Ambroise. Dans les villages sur la route entre Namur et Fort d’Ambroise, les villageois témoignaient d’escouades d’une dizaine de cavaliers tentant de s’emparer de leurs réserves avant de s’éclipser à la moindre résistance. Comme le comte Branderband l’avait prévu, les protecteurs locaux étaient en nombre suffisant pour dissuader les brigands. Ce n’est que trop tard qu’ils comprirent que ce n’était là qu’une force discrète de repérage. Au 93e jour du printemps, au moment même où le siège de Guethier débutait, la charge fut déclenchée. Déferlant dans les campagnes, la horde de 1500 chevaucheurs fondit sur les postes de gardes peu défendus et coupa complètement les communications entre Fort d’Ambroise et Namur. Isaac Azraki, menant l’assaut anéantit complètement ses adversaires en piétinant -littéralement- tous leurs espoirs de victoire. Avec une sauvagerie distillant la peur dans le coeur des Laurois, ils empalèrent une cinquantaine de fantassins de la Brigade lacustre et de miliciens à l’entrée des villages de la région. Cet avertissement serait le seul : toute résistance serait sévèrement punie.

À Namur, siège du pouvoir local, la panique s’empara de la cour comtale. C’est dans la salle du trône de Ebert Branderband qu’une scène des plus tragiques survint au 95e jour du printemps. Blanche de Blancgivre dite Torrig, originaire de ce bourg, servait d’émissaire de sa famille d’adoption auprès des Branderband pendant que les affrontements faisaient rage au nord. Lorsque les Sarrens débutèrent leur campagne de terreur, un mouvement prônant la capitulation pacifique de Namur prit son essor dans l’entourage du comte. À la tête de ce regroupement se trouvait nul autre que Laurent Fabre, père de Blanche et orfèvre au service des Branderband depuis des années. Lors de nombreuses rencontres stratégiques, les querelles entre le père pacifiste -voire lâche- et sa fille déterminée à lutter jusqu’à son dernier souffle se multiplièrent.

Au 95e jour, les cloches de Namur sonnèrent frénétiquement afin d’alerter la population locale : la horde approchait des murs. Au château, Laurent profita de l’occasion pour rassembler ses sympathisants et aller négocier la reddition au nom de Branderband malgré l’absence de consensus. C’est dans la cour intérieure de la place-forte que Blanche surprit son père en pleine opération. Furieuse, la dame saisit une lance dans un râtelier et transperça l’homme qu’elle avait tant détesté. Tandis que son père agonisait à ses pieds, Blanche, soudainement impassible et froide, commanda à ses supposés alliés de préparer la défense de la ville. Le parricide scella les débats à Namur et, malgré un désavantage numérique de près de dix contre un, on déploya les soldats sur les fortifications. Quant à Blanche, elle s’enferma dans ses appartements pour ne plus être revue pendant des jours.

Les Sarrens n’avaient guère prévu un siège de longue durée. Sachant que les défenseurs étaient largement submergés, ils encerclèrent donc la ville et préparèrent un assaut rapide. Au 97e jour du printemps, dans toutes les directions, les envahisseurs entreprirent de défoncer et faire exploser les portes, gravir les murs, tirailler les sentinelles et découvrir des entrées dérobées. Il suffit d’une poignée d’audacieux parvenant à s’infiltrer dans le bourg pour mettre fin aux maigres espoirs des défenseurs. Lors de la nuit suivant l’attaque initiale, une dizaine d’individus pénétrèrent les fortifications, égorgèrent les gardes de la porte occidentale et ouvrirent la voie aux chevaucheurs. Le flot de pillards s’engouffra dans les rues en décapitant tous ceux qui osaient brandir une arme contre lui. Moins d’une heure plus tard, le château lui-même tombait et Ebert Branderband, Blanche de Blancgivre et plusieurs nobliaux locaux étaient extirpés de leur résidence, chaînes aux chevilles et poignets.

La ruse des Sarrens ne s’arrêta toutefois pas là. Le lendemain soir du siège, une trentaine de chevaucheurs arborant les uniformes et livrées du comte de Namur volées la veille se présentèrent à la Porte d’Ambroise, village côtier servant de quai d’accès au Fort d’Ambroise sur le Lac de la Croisée. Affirmant que le comte Branderband était sur le point de piéger les Sarrens sur ses propres terres, les faux émissaires invitèrent un contingent de la Brigade lacustre à venir renflouer leurs rangs dans la bataille à venir. Évidemment, dès que les renforts mirent pied à terre à la Porte d’Ambroise, ils furent désarmés et capturés. La Ligue du Phare, conseil marchand en charge du Fort d’Ambroise, envoya alors des demandes de renforts vers Fel dans l’espoir d’y engager des mercenaires. Ceux-ci furent accueillis cette fois par près d’un demi-millier de fantassins du Régiment royal de l’Ours mobilisés par Sasha de Medved. Plus civilisés que les Sarrens, ces derniers se contentèrent de faire prisonniers les émissaires et leur escorte. Fort d’Ambroise était officiellement assiégé et ne pouvait quérir d’aide extérieure.

Afin de pousser la Ligue du Phare à la reddition, Isaac Azraki lui lança un ultimatum. Les Sarrens avaient une cinquantaine de prisonniers de la Brigade lacustre. Chaque 5 minutes suivant le zénith du 99e jour du printemps, l’un d’entre eux serait empalé vivant sur la rive de Porte d’Ambroise. Une heure et douze empalés plus tard, une fumée blanche s’élevait au-dessus de la ville lacustre, signalant sa capitulation. Peu après la reddition, deux frégates de l’Älvströmmann de Fel jetèrent l’ancre dans le Lac de la Croisée, prêtes à pacifier les lieux en compagnie du régiment de l’Ours. Officiellement, la conquête revenait aux Sarrens, mais ces derniers ne pouvaient occuper Namur, les Prés du Sud et le Fort d’Ambroise simultanément. Leur expertise relevant davantage des raids que des invasions durables, une force conjointe avec Fel fut donc établie sur le lac afin de prévenir les soulèvements.

Au 102e jour du printemps, une missive ornée du sceau du clan Sannor fut livrée à Étienne Lacignon à Gué-du-Roi. Ne faisant aucun cas des massacres qui avaient eu lieu dans le sud laurois, elle soulignait les aïeuls laurois du nouveau baron de la Porte d’Ambroise, Isaac Azraki, et réclamait le privilège de siéger au Symposium des Braves et de contribuer à la prospérité lauroise. L’invasion sarren n’était pas l’unique menace planant sur la province. Profitant de la faiblesse du Bleu-Comté, de l’absence des troupes de Vallon et de la sympathie de plusieurs communautés pyréennes pour le nom des “Raï”, le Marquis de Casteval Ashkan Raï avait lancé une offensive sur l’est de la province à la tête d’un millier de soldats. On ignorait s’il avait agi sur ordre du Duc de Fel ou s’il menait l’assaut à sa propre initiative, mais la menace était réelle. Le marquis, réputé pour sa santé psychologique chancelante, était un adversaire redoutable.

Cette succession d’événements mena à la conclusion rapide de la Guerre des Croix. Par la suite, le Protecteur du Sud Horatio Torrig, représentant les intérêts familiaux au nom de ses soeurs, scella une entente avec les Sarrens ayant violemment annexé le comté de Namur. Les Torrig étaient conscients de leur position de faiblesse et ne pouvaient que réaliser des concessions à l’envahisseur. Isaac Azraki fut reconnu comme Laurois par le sang de sa mère née Marigot, et présenté comme un “Laurois de coeur retournant en ses terres”. Plusieurs conditions encadraient cette alliance, mais la principale était la libération des terres conquises dans les comtés de Vallon et Bleu-Comté par le Marquis Ashkan Raï de Casteval.

Ainsi, tandis qu’une flotte de galères -le Bouclier Nadjar- voyait le jour à Fort-d’Ambroise (rebaptisé “Fort-Léola” par les Sarrens) pour rivaliser avec la flotte felbourgeoise de la Laurelanne, les cavaliers sarrens, accompagnés des armées lauroises unifiées, reconquirent les fiefs perdus de l’est aussi rapidement qu’ils étaient tombés. La comtesse renégate de Vallon, Rayah Raï, fut elle-même capturée dans le bourg de Celastrus Scandens et décapitée sur la place publique avec sa garde personnelle par les Sarrens. Sa tête, trésor de guerre d’Isaac Azraki, fut livrée à Blanche Torrig à Namur en guise de cadeau de mariage. La brutalité des cavaliers marqua alors les esprits. Les troupes de libération tentèrent l’année suivante de porter les combats jusqu’aux portes de Casteval, siège du pouvoir d’Ashkan Raï, mais se heurtèrent aux fortifications ancestrales de la citadelle.

Lorsque la menace représentée par Fel et les Raï se résorba, Isaac Azraki épousa au début de l’année 382 Blanche Torrig, elle-même nommée comtesse de Namur en remplacement du comte Branderband. Eber Branderband, considéré comme un loyal sujet des Torrig, se vit remettre la position de “Conservateur de Namur”, titre spécialement créé pour lui et supervisant le développement religieux et académique de la cité. L’homme épuisé des guerres se plia avec joie à cette nomination. Toutefois, son fils bâtard Wenceslas Desbaies, développa une soudaine fierté familiale et refusa tout compromis impliquant les Sarrens. À la tête d’une centaine de fidèles combattants, il prit la route de Gué-du-Roi où il milite depuis activement pour la création d’une coalition de libération du comté de Namur.

Dès l’union entre la comtesse Torrig et le seigneur de guerre scellée, les Sarrens, conscients de leur position favorable, décidèrent de faire le tri des conditions établies par les Torrig précédemment. Isaac refusa d’abandonner le nom Azraki pour celui de sa mère lauroise, ses troupes gardèrent le contrôle de fiefs stratégiques du comté de Vallon et étendirent leur suzeraineté par-delà Namur, rebaptisèrent unilatéralement le Fort-d’Ambroise en “Fort-Léola” (en l’honneur de sa mère), réorganisèrent les forces armées avec l’aide du vétéran de guerre Adrien Desbouleaux et renouèrent avec le droit de pillage. Plus encore, les Sarrens en profitèrent pour aménager dans la région une plantation d’une nouvelle plante -le “chanvre-fer”. En 383, un premier enfant naquit de l’union de Blanche et Isaac : Laurianna Torrig. La comtesse, en dépit de la volonté contraire du reste de sa famille d’adoption, avait affublé du nom de famille “Torrig” la fillette.

À Celastrus Scandens, renommée “Vaer-en-Givre”, les Torrig ne pouvaient que tolérer ces nouveaux vassaux aussi essentiels que turbulents.

VIII.PALAIS D'ÉTÉ EN HEFEL

Miroitant les lueurs scintillantes du fleuve de la Laurelanne, le blanc Palais d’été et le village de Hefel qui le ravitaille sont scrupuleusement dirigés par une intendante royale nommée il y a des décennies de cela par le Guérisseur couronné, Emma Apfel. Affectueusement surnommée “La Vieille”, celle-ci est toujours à l’écoute des autres, mais ne sort jamais bien longtemps de l’enceinte du prestigieux domaine. La dame y entretient les immenses jardins, le labyrinthe Apfel ainsi que les centaines de pièces et pavillons extérieurs qui composent la majestueuse résidence secondaire de la Reine.

Domaine de la Divine et fortement protégé par des centaines de soldats aux couleurs régaliennes, le palais d’été n’est pas ouvert à tous. Néanmoins, lors de certains événements mondains, on peut y voir affluer nombre de convives, au grand bonheur des habitants de Hefel qui, par le commerce des apparats, en soutirent quelques follets supplémentaires pour les mois les plus durs.

-Géographie-

Bordée à l’ouest par la Laurelanne et à l’est par son affluent le Gris-Cours, cette région de l’ancien comté de Hessifiel forme une péninsule dont l’unique accès terrestre passe par le modeste village de Hefel. Soigneusement préservés de la fonte des neiges jusqu’aux premières tempêtes d’hiver par une légion de jardiniers et forestiers, les boisés y sont touffus et la côte riveraine y est peu accessible en raison de la rareté de ses plages.

Dans le village de Hefel, les artisans au service du Domaine de la Divine vont et viennent. La majorité de leurs familles sont confortablement installées dans des chaumières au coeur de la communauté, tirant profit des coquets revenus engrangés par les travailleurs royaux. Quelques rares élus de confiance peuvent néanmoins dormir à même certains des pavillons du Palais d’été. Avec le temps, Hefel est devenu un modeste carrefour attirant les marchands de passage et les fermiers des environs, mais également certains fournisseurs de la Couronne. Les remparts et tours de guet qui se dressent à l’est de Hefel ne manquent toutefois pas de rappeler aux voyageurs l’interdiction de pénétrer trop profondément sur les terres de la Divine Adrianna sans autorisation préalable.

Une fois passé les gardes à l’entrée, un voyage d’une bonne journée à pied attend le visiteur. Ici et là, de grands pavillons de chêne aux toits colorés se dressent dans la nature, tantôt dédiés à la chasse, tantôt à la culture de fleurs rares. La voie principale et pavée y est entourée de saules dans les premières heures du trajet. Ceux-ci cèdent ensuite la place à des arbustes fruitiers densément peuplés. Les nombreux framboisiers, fraisiers, bleuetiers et vignes incitent le visiteur à goûter leurs fruits. Enfin, d’imposants pommiers et pêchers dévoilent leurs boutons au printemps à la sortie des boisés.

L’immense jardin requiert plusieurs heures à traverser. À l’horizon, au nord, un labyrinthe de haies de cèdre attire les visiteurs. Finement éclairé par le Soleil du midi et protégé des intempéries par d’impressionnants sentiers verdoyants, celui-ci suscite l’admiration de tous avec ses roses et ses tulipes immaculées ou écarlates. La longue allée qui y conduit croise la voie principale à la hauteur de la Fontaine des Sarrens. L’immense cheval de bronze cabré avec son cavalier en armes, barbu et à large chapeau crache son eau pour remplir le bassin de marbre blanc le ceinturant et abreuver les cygnes qui viennent y patauger. À la base du chevaucheur, une plaque gravée avertit le visiteur des dangers de ce monde : “Ombre et lumière habitent l’Homme ; nul n’est à l’abri de la chute”.

À l’ouest du bassin, la grande allée plonge dans l’enceinte intérieure du Palais d’été. Au centre de celle-ci, les larges marches d’une pierres orangées et vitrées importées des lointaines îles d’Ardaros mènent vers les portes principales. Le palais en lui-même est le résultat de l’assemblage de milliers de blocs de marbre blanc extraits des carrières de Port-Céleste au Val-de-Ciel. Tout autour de ses colonnes immaculées, des pierres orangées s’agencent afin de former des étoiles célésiennes, laissant serpenter sur leurs pointes des vignes rouges rappelant le sang versé afin de donner naissance à la nouvelle dynastie royale.

À l’intérieur du bâtiment principal, la plupart des salles sont réservées aux événements mondains tenus mensuellement par la famille royale. À l’intérieur de la célèbre salle des miroirs, plus vaste salle de bal du royaume, jusqu’à six cents convives se rassemblent à l’invitation de la Reine, elle-même absente des festivités la plupart du temps. Avec ses murs tapissés entièrement de miroirs, cette salle reflète à l’infini les danses et banquets qui s’y déroulent.

Enfin, les pavillons à l’est et à l’ouest du château sont respectivement habités par les domestiques et les corps de gardes. La section nord, quant à elle, est réservée à la famille royale et interdite d’accès à la plupart des visiteurs et domestiques. En fait, il ne semble simplement pas y avoir d’accès interne pour s’y rendre.

Selon les habitants d’Hefel, fiers de la merveille architecturale qu’ils abritent en leurs terres, près d’un millier de pièces, salles et pavillons ponctuent le domaine royal. Sans accompagnateur spécifiquement autorisé, le visiteur risque donc fort de se perdre dans ce dédale de beautés…s’il ne se fait pas appréhender par les sentinelles armées avant.

-Histoire-

Le Domaine royal en Hefel est gouverné par l’intendante Emma Apfel, que plusieurs appellent affectueusement “La Vieille”. Intendante du Siège des Témoins d’Yr pendant quelques années, la religieuse reçut l’honneur de superviser la construction et le développement du Palais d’été à la fin de la Guerre de l’Avènement. Première partisane du Guérisseur couronné en 323, c’est dame Apfel qui remit la couronne royale au souverain dans les jungles de Pyrae. Cependant, au déclenchement de la guerre, la femme disparut de l’espace public sans laisser de trace. Elle n’y revint que beaucoup plus tard, débusquée dans un manoir du Val-de-Ciel par les émissaires d’Yr. Malgré ses airs distants et mélancoliques, la Vieille a toujours un moment pour écouter les visiteurs de passage. Résidant dans le Pavillon Girimov dont elle a elle-même payé la construction, sa porte est réputée n’être jamais verrouillée. Ses allées et venues se concentrent cependant aux environs du château principal, laissant à d’autres jardiniers, ingénieurs et domestiques le soin d’aller négocier des denrées ou services à Hefel.

L’édification du Domaine de la Divine -inachevée à ce jour- débuta officiellement en 347. Le village de Hefel et les campagnes qui l’entourent développèrent alors un marché local pour nourrir et habiller les domestiques du palais. Quelques représentants de guildes marchandes profitèrent de l’occasion pour asseoir leur influence sur le sud de Laure et on vit ainsi apparaître dans la bourgade des comptoirs de l’Union commerciale du sud et de la Marine des Mérillons. Cette cohabitation des deux organisations marchandes est toutefois un phénomène rarissime qui suscite souvent des surenchères lorsque vient le temps de satisfaire les besoins du Palais d’été.

En supplément des gardes royaux accompagnant la Reine lors de ses déplacements, ce sont les contingents du Régiment de la Rosefranche qui veillent à la sécurité des lieux. Cette force imposante surveille tant les abords du Domaine que les cours d’eaux environnants et le palais lui-même. De plus, il subsiste dans le secteur un petit contingent de la Coterie de l’Écu. Résidant dans un pavillon au toit noir inaccessible aux visiteurs et élevé sur les ruines d’un antique temple hérétique, ces héritiers des anciennes traditions royalistes sont armurés de plaques d’acier noir de la tête aux pieds. Seul un symbole d’écu gravé dans leur poitrail permet de les identifier. Fervents monarchistes, les membres de la Coterie de l’Écu sont personnellement nommés par la Divine parmi des chapelains, inquisiteurs et théologiens à la loyauté indéfectibles. Surveillant les accès menant vers les sections interdites du domaine, ceux-ci suscitent la peur parmi la population locale. Les habitants de Hefel ont par ailleurs grandement oublié les sombres épisodes de leur histoire. Avant l’arrivée du Roi, elle avait été associée à de terribles malédictions en raison de son appartenance à l’hérétique Rhéa de Corail. Servante des flammes, celle-ci avait enlevé des enfants avant de les soumettre à de sombres rites dans les cavernes sous Hefel. Heureusement, ces souterrains sont scellés et condamnés à jamais, surveillés par la Coterie de l’Écu.

Bien que la Divine ne soit présente sur place que pendant la période estivale, il est possible de l’apercevoir lors de rares événements mondains d’importance. La Grande chasse automnale est fort populaire et la Couronne invite régulièrement les plus méritants de ses vassaux à venir y résider quelques jours. L’événement est loin d’être une compétition, mais plutôt un moment de détente et de fête où de nombreux banquets préparent le royaume au célèbre bal masqué d’Yr. Cette chasse fut toutefois entachée en 380 par un tragique événement. Perceval des Prés, écuyer d’un Absolutiste réputé du nom de Ludovyk Gramont, profita de sa position de choix pour tenter d’assassiner la Divine Adrianna par un tir de pistolet. Heureusement, grâce à l’intervention salvatrice de sa demoiselle de compagnie Gabriella Vera, la souveraine s’en sortit avec une simple égratignure laissant couler quelques gouttes de sang d’ambre. Depuis, la sécurité lors de la Grande chasse automnale fut décuplée.

Lors du printemps se tient également le Congrès d’horticulture regroupant les plus réputés jardiniers du royaume. Ceux-ci rivalisent d’ingéniosité en présentant des peintures illustrant leurs jardins et une plante rare ou admirable qu’ils ont entretenue. Le gagnant se voit alors confier une section des jardins du Palais d’été pour la développer pendant cinq ans. C’est donc grâce à la créativité horticole de tout le royaume que les jardins d’Hefel s’embellissent année après année.

Finalement, la tradition veut que le Palais d’été soit la demeure permanente de plusieurs enfants du Monarque et de parents de la Divine Adrianna elle-même. Tel que le veut la tradition instaurée par le Guérisseur couronné lors de la Guerre de l’Avènement, les héritiers et les parents du souverain d’Yr ne doivent en aucun cas être connus du grand public. Le domaine en Hefel représente donc un havre propice où ceux-ci peuvent se dissimuler tout en maintenant le mode de vie propre à la dynastie royale. Dès 378, cette tradition fut toutefois mise à mal lorsqu’il fut découvert que le supposé chef de la Conspiration des Fleurs, Adhémar Desvents, était nul autre que le frère cadet de la Divine. Peu après, un second frère du nom d’Elzémar Desflots, réagissant à l’assassinat de Desvents dans un entrepôt d’Hefel par le poignard de Stanislas Aerann, sortit publiquement en rompant les volontés de son père le Monarque. Depuis, les Ébènois ignorent l’ampleur de la descendance du Monarque et même si la Divine elle-même serait mère ou tante d’enfants dissimulés.

À l’été 380, deux nouvelles baronnies furent greffées au Domaine de la Divine du Coeur d’Ébène : Lotec à l’ouest en Fel et Hessifiel au nord en Laure. Cadeaux offerts à la Reine par le duc de Fel Friedrich Aerann et la duchesse de Laure Vilda Lacignon à l’occasion de leur mariage, ces dons substantiels triplèrent la superficie des terres sous le contrôle direct de la Couronne dans la région, suscitant du même coup l’ire des barons locaux perdant la suzeraineté sur leurs propres fiefs. Dans un souci d’apaiser les tensions avec les provinces, la Divine accepta de les redonner au Duché de Fel et au Palatinat de Laure lors du Concile d’Adrianna de 382.

IX.DÉPENDANCES FELBOURGEOISES

Conquises à l’été 381 au lendemain de l’annonce de la sécession du Duché de Fel, les dépendances felbourgeoises en Laure sont des territoires militairement occupés et jamais cédés par les autorités lauroises.

En 383, quatre territoires bien distincts demeuraient sous la tutelle des légions de Fel : le Bois-du-Duc, l’Île de Vastelle, le fief de Jouvence et la cité de Mons et ses environs.

-Géographie-

Bordant la Laurelanne, les dépendances lauroises de Fel sont toutes -sauf Mons- d’une faible importance économique ou politique, mais revêtent un caractère hautement stratégique pour les commandants Aerann qui espèrent maintenir leur pression sur le palatinat voisin.

Seul territoire à l’ouest de la Laurelanne considéré comme une dépendance, le Bois-du-Duc fut de tout temps contesté par Fel et Laure. Conquis puis abandonné de part et d’autre au fil des siècles, on ignore à quel “duc” son nom fait aujourd’hui. L’étroite bande de forêt, quoique riche en petit gibier et en beautés naturelles, n’était fréquentée dans les dernières années que par le comte du Chêne Ardent, Gaspard Visconti, et ses invités de marque dans le cadre de leurs excursions sylvestres et chasses. Avec l’apaisement des tensions entre Fel et Laure avant 381, nul ne se formalisait de l’absence de certitude quant à la propriété des lieux, permettant à Visconti de s’adonner librement à ses loisirs. L’annexion par les légions de Fel à l’été 381 fut d’ailleurs, aussi rapide que symbolique, aucune armée n’étant en mesure de s’opposer à elles.

L’Île de Vastelle, dont le nom est inspiré par la princesse Vastelle dite l’Érudite -ou Aubertine Lobillard de Felbourg- ayant régné de 275 à 301. Cette parcelle de terre au coeur de la Laurelanne, alors annexée au comté des Banches, était l’un des lieux de retraite favori de la souveraine reconnue pour ses longues vacances méditatives. Pendant la Guerre de l’Avènement, les forces Républicaines de Gué-du-Roi s’emparèrent du site tandis que les armées ducales de Ferval Aerann étaient aux prises avec les forces du Guérisseur couronné à Hefel. Après la guerre, le Monarque, peut-être afin de limiter la puissance du géant felbourgeois, décida de laisser la propriété de l’île au Symposium des Braves qui, en guise de bonne foi envers son voisin, s’abstint d’y stationner des troupes ou une flotte. Les vestiges des quais ayant accueilli la flotte républicaine y sont toujours visibles, désormais restaurés et occupés par l’escadre fluviale felbourgeoise de l’Älvströmmann. Grâce à cet avant-poste, la flotte ducale peut se déployer en quelques heures à peine partout le long des côtes lauroises au nord.

À distance de vue de l’Île de Vastelle, à l’est, se trouve le fief de Jouvence. Véritable place-forte des légions felbourgeoise la conservant comme pied à terre en Laure, la seigneurie fut fortifiée à l’aide de tranchées, pièges et tours de garde. Certes, ces terres autrefois agricoles ne sont plus exploitées, mais la flotte ducale en assure le ravitaillement quotidiennement afin de garder active la menace d’invasion potentielle des comtés de Hanem et Rivelm. En 382, les légions Aerann tentèrent bien de pousser plus loin la conquête à partir de Jouvence, mais elles se heurtèrent à la résistance farouche des Laurois réunifiés au terme de la Guerre des Croix. L’envahisseur préféra donc tenir ses positions et faire du bastion un symbole de sa puissance.

Principale conquête de l’offensive de 381, la cité de Mons, entourée de collines et de vallons et modeste de taille, était auparavant le chef-lieu du comté de Vallon. Il s’agit d’une ville ancienne, dont l’architecture moderne et les constructions récentes, bâties lors de la reconstruction de la communauté il y a trente ans de cela, côtoient les murs et les maisons de pierre et de terre d’un autre siècle. L’endroit est sinistre et, malgré sa relative richesse au vu de son positionnement commercial et stratégique indiscutable, les légendes racontent que quiconque écoule une nuit en ces lieux est maudit, condamné au même sort que les soldats qui y ont péri.

À l’extérieur des murs de la ville -renforcés par les envahisseurs felbourgeois- est établi l’Ossuaire de Mons, l’un des plus grands d’Ébène en dehors de la principauté du Val-de-Ciel, nourri par les batailles de la Guerre de l’Avènement. Il s’agit d’un énorme mausolée construit à même les entrailles des collines environnantes. Les fondations de l’endroit semblent bâties directement à partir d’ossements et les murs et plafonds sont couverts des crânes de milliers d’hommes et de femmes, témoins de la fureur et de la grandeur du Céleste. Certains racontent que les collines auraient tant bu le sang des morts que celui-ci s’écoulerait parfois entre les os, traçant dans la poussière des pavés souterrains la forme des corps oubliés.

Au nord, suivant la Laurelanne, s’étend la jeune forêt de “Chute-du-Prince” qui fut en grande partie brûlée lors des batailles et n’a que récemment recommencé à croître. Depuis 381, une rumeur préoccupante filtre toutefois de cette forêt. Selon les herboristes et alchimistes de l’Ordre médical d’Ébène établi non loin, la fleur envahissante qu’est la “noirose” aurait fait son apparition dans les profondeurs sylvestres. Présente uniquement dans la Forêt d’Ébène de mémoire d’humanité, sa rencontre dans la Chute-du-Prince est extrêmement inquiétante, la plante ayant des propriétés hallucinogènes et parfois mortelles. Par-delà cette forêt s’étend Gué-du-Roi, la cité franche patricienne. Cette proximité a fait de Mons un emplacement de choix pour le contrôle et la surveillance des routes d’approvisionnement, que ce soit pour la capitale, mais aussi pour Gué-du-Roi elle-même. Sa capture par le Duché de Fel fut donc d’autant plus préoccupante par les protecteurs de la franche cité.

À l’est et au sud s’étendent les innombrables collines et vallons donnant leurs noms au vieux comté, autrefois riche en arbres fruitiers, pommiers et poiriers. La campagne fut néanmoins ruinée par la guerre et il ne reste désormais en ces terres que des arbres morts et du vent, de même que des routes désertées convergeant inutilement vers cet endroit. Depuis peu, de nombreuses tours de guets, contrôlées depuis la cité, se sont étendues dans ces directions afin de contrôler le commerce, les approches militaires et les potentielles incursions lauroises.

-Histoire-

Les dépendances de Fel furent conquises lors d’une charge fulgurante des légions felbourgeoises à l’été 381, quelques semaines à peine après la sécession du Duché de Fel du royaume d’Ébène. Si l’histoire du Bois-du-Duc, de Jouvence et de l’Île de Vastelle se résume aux lignes précédentes, celle de Mons mérite une attention particulière.

Du plus loin que le relatent les récits, Mons fut le siège du pouvoir de la famille Der Vaast, l’une des plus anciennes familles à avoir jamais vécu en Ébène. En témoignent d’ailleurs l’architecture antique qui y subsiste encore, caractérisée par ses murs épais, ses plafonds bas et ses statues représentant des chevaliers aux noms depuis bien longtemps oubliés. Selon les érudits de la famille, les Der Vaast faisaient partie des descendants directs du peuple de Vindh, même s’ils étaient établis bien plus à l’est que la majorité de leurs compatriotes. Les légendes racontent que Mons, fondée le long de la Laurelanne, servait alors de place-forte pour surveiller les invasions venant de l’est par les Enfants d’Arianne et les Mérillons. Le Beffroi de Mons, d’ailleurs, aurait à l’origine été une tour de garde immense avant d’être reconvertie à des fins religieuses par la suite.

La famille Der Vaast a pu subsister à travers le temps par une résilience féroce et, il faut l’avouer, par des loyautés changeantes en temps de crises. Alors qu’ils étaient anciennement inféodés à la maison Torrig de Vaer (désormais Gué-du-Roi), ils la trahirent lors de l’arrivée du Sang’Noir pour prêter allégeance à la famille Lacignon, nouvellement bénie par le Roi-Prophète. Lors de l’avènement du Monarque, la famille brisa de nouveau ses voeux envers la lignée Lacignon, presque éteinte, pour porter allégeance au nouveau Roi, offrant plusieurs fiefs à ses chevaliers et à son entourage.

Au plus haut de la Guerre de l’Avènement en 345, Mons fut le lieu de la dernière grande bataille entre les fronts royalistes et républicains. À la première fonte des neiges au début du mois d’avril, les éclaireurs royaux près du fief de Mons annoncèrent l’approche d’une vaste armée en provenance du sud et de l’est. À sa tête, le prince Élémas V chevauchait fièrement, ceint d’Émond fils de Salomond l’Avisé, de Conrad Mensner, d’Umberto Casielli, de Philippe IV d’Ambroise et de François Lebouthilier. Le souverain avait profité de l’hiver afin de rassembler à Lys d’Or ses partisans en les persuadant de mener une ultime bataille à l’ombre de Gué-du-Roi. Si les Royalistes pouvaient être vaincus à Laure, leurs places-fortes dans le royaume tomberaient peu après.

C’est dans les plaines au sud des forêts de Mons que les deux factions se firent face au 8e jour du printemps 345. Au total, plus de 50 000 fantassins, chevaliers et auxiliaires issus de toutes les castes de la société ébènoise et des neuf palatinats étaient présents sur le champ de bataille. Si les Républicains étaient légèrement supérieurs en nombre, les armées royales disposaient de l’avantage du terrain et d’équipements fraîchement fabriqués dans les Forges en Vaunes en Fel. Après plus de vingt ans de guerre, les chefs de guerre s’abstinrent de parlementer avant la bataille. Peu avant midi, les cors de guerre résonnèrent au nord comme au sud. Sur plusieurs lieues, les cavaleries se déployèrent en espérant percer les flancs de l’ennemi tandis que les artilleries bombardaient les positions des infanteries.

Les affrontements ne cessèrent que le lendemain matin aux premières lueurs du jour. Effectivement, une fois le Soleil couché, les combats rangés et ordonnés par les généraux et stratèges cédèrent leur place à des guérillas nocturnes vicieuses. Ce n’est qu’après cette nuit d’horreur que les lieutenants firent leurs comptes-rendus aux états-majors. Plusieurs généraux de part et d’autres avaient été abattus, ce qui laissait déjà présager de difficiles lendemains pour le royaume. Toutefois, c’est dans les bois de Mons que la bataille se joua. Après que les protecteurs de Gué-du-Roi sous Hadrien Visconti et Vassili de Vignolles aient tenté une sortie afin de joindre l’effort de guerre, l’élite des forces royales commandée par le Valécien Henri DuCrâne s’enfonça dans la forêt afin de protéger les arrières de l’armée. Dans les sous-bois encore tapis de neige, ils se heurtèrent aux chevaliers du prince républicain Élémas V. Dans le feu de l’action, DuCrâne et le prince croisèrent le fer sous les yeux de leurs fidèles soldats. Au terme de ce duel, Élémas V planta sa lame dans le cœur de son adversaire, mais reçut un puissant coup de masse d’arme sur son heaume. Il fut immédiatement protégé par ses épées-liges et extrait de la forêt. Lorsqu’on lui retira son casque une heure plus tard, l’homme ne réussit qu’à balbutier quelques mots cryptiques avant de rendre l’âme : « Je suis celui qui n’a jamais été. »

Le déferlement de 50 000 soldats sur les terres de Mons laissa le vallon gorgé de sang et les villages alentour ravagés. L’Ossuaire du Vallon fut construit en l’honneur des milliers de personnes mortes en ces terres, donnant à l’endroit une réputation sinistre tandis que le bois où décéda le prince Élémas V fut renommé “Chute-du-Prince”. Encore aujourd’hui, on raconte que des épées et des armures rongées par la rouille pourraient être trouvées dans les forêts et que le dégel annuel ferait remonter à la surface des champs des crânes de guerriers oubliés. Chaque année au printemps, et ce malgré les réticences du seigneur Der Vaast, des “pèlerins” affluent par centaines dans ces bois afin d’honorer la mémoire du défunt prince, réputé pour sa bravoure, sa noblesse et sa dignité. Considéré comme un Témoin inavoué par certains patriciens, le lieu où se déroula l’affrontement mortel entre le chef rebel et le Valécien DuCrâne est délimité par un modeste jardin où fleurissent roses et marguerites à l’été.

Avant 381, Eric Der Vaast, l’un des derniers survivants de la famille, travailla longuement avec la Couronne d’Yr en tant que partisan monarchiste afin de reconstruire la ville ancestrale. Ces efforts auraient d’ailleurs été récompensés récemment lorsque les ouvriers auraient dévoilé de vieux souterrains condamnés aux origines inconnues sous le Beffroi de Mons.

Homme aux allégeances changeantes, il parvint à être nommé Chancelier du Symposium d’Ébène en 378 en profitant de la sympathie du royaume à l’endroit de la Couronne qui mettait alors un terme à la Conspiration des Fleurs. Les aristocrates en présence, soucieux de ne pas être associés aux conspirateurs, montrèrent patte blanche en nommant un indéfectible -et bien fade- sujet de la souveraine. À l’apogée des affrontements entre Absolutistes et Patriciens à Gué-du-Roi lors des débats sur la levée des impôts dans le cadre de la guerre avec la Ligue d’Ardaros en 380, il épousa l’austère Imogène de Morneplaine, une noble demoiselle aussi drabe que ravissante et se rangea du côté des intérêts patriciens.

En 381, Eric Der Vaast et Mons furent toutefois directement victimes des conséquences de la Guerre des Croix. Prenant parti du côté des Blancgivre-Torrig, il vit ses terres être ravagées par les hordes sarrens, ses trésors familiaux pillés et sa douce épouse kidnappée. Profondément bouleversé et néophyte dans les affaires de la guerre, le seigneur se replia sur sa cité afin d’établir un plan de riposte. C’est à ce moment que la terrible nouvelle de la mort de sa femme, frêle et portée aux maladies du poumon, alors qu’elle était sur le chemin du retour vers son domaine lui parvint. Cette annonce fut transmise dans le même souffle que celle officialisant une trêve entre les Torrig et les envahisseurs sarrens de Namur.

Quelques semaines plus tard, les légions felbourgeoises débarquèrent sur les côtes de la seigneurie de Mons. Aucun combat ne survint, les portes étant grandes ouvertes pour les assaillants. Le même jour, Eric Der Vaast s’agenouillait devant le commandant des légions de Fel, Sasha De Medved, et prêtait allégeance au Duc Friedrich Aerann. Par calcul politique ou vengeance à l’endroit des seigneurs laurois ayant pactisé avec les meurtriers de sa douce Imogène, Der Vaast avait cédé Mons. L’homme continuerait d’y régner en tant que baron, mais sous la bannière de l’ours.