Fel

I.DESCRIPTION GÉNÉRALE DE FEL

Capitale : La Forteresse du Fils, l’Imprenable

Dirigeant.e : La duc Friedrich Aerann

Devise historique : « Oublier nous ne devons »

Inspirations : Progrès, patriotisme, hiérarchie

Gentilé : Felbourgeois / Felbourgeoise


S’enracinant sur les bords de la Mer Blanche, le puissant duché de Fel est le principal rival politique du pouvoir d’Yr. La famille Aerann, toute-puissante au sein du duché, a su en l’an 343 de l’ère royale s’assurer une place de choix dans le nouveau royaume des monarques d’Yr en mariant l’une des siennes -Isadora Aerann- au Guérisseur couronné. Fel, jusqu’alors considéré comme le mouton noir des palatinats ébénois, se transforma en un inébranlable pilier d’Ébène. Cette alliance permit au duché, au terme de la Guerre de l’Avènement, de maintenir son emprise sur les territoires conquis par les armes lors des années précédentes et de devenir une incontournable puissance politique d’Ébène. Cette hégémonie dura jusqu’en l’an 381, moment où le duché décida de faire sécession du royaume après que son duc Friedrich Aerann eut été accusé de haute trahison et de conspiration envers la divine Reine Adrianna. Aujourd’hui, Fel est le fer-de-lance des régions dissidentes à l’autorité de la Couronne d’Yr, le phare des provinces autonomes.

Historiquement, Fel -ou Felbourg, comme on l’appelait auparavant- se résumait à sa principale métropole, Felbourg-la-Cité. Modestement peuplée avant le début de l’ère royale, la ville marchande était, comme la plupart des bourgs du royaume, le point de convergence de la riche vie rurale qui l’environnait. Or, lorsque le Sang’Noir atteignit les faubourgs de la communauté, la population se massa à l’intérieur des fortifications dans l’espoir d’y trouver un quelconque réconfort. Ce mouvement migratoire aurait pu s’avérer catastrophique s’il n’avait pas été accompagné de l’apparition du Roi-Prophète qui libéra le bourg des enragés peu après. À la suite de ces événements, bon nombre d’anciens paysans et de serfs décidèrent de s’établir définitivement sur place pour y oeuvrer à titre d’artisans, de commerçants ou, dans les cas moins reluisants, de larrons. Avec le temps, la métropole vit non seulement sa population augmenter sous l’afflux des immigrants en quête de prospérité, mais se divisa en nombreux quartiers correspondant à autant de castes sociales. Démunis, criminels, nobles et bourgeois se côtoyaient donc dans ce dédale de ruelles et d’égouts qu’était Felbourg-la-Cité.

En 322, profitant des innombrables crises affaiblissant le royaume, le seigneur-palatin Aldrick Aerann proclama unilatéralement la sécession de Fel du pouvoir princier d’Yr. Lors des mois suivants, des investissements colossaux furent réalisés afin de consolider les défenses du territoire : amélioration de l’équipement des légions ducales, construction du complexe métallurgique des Forges en Vaunes, érection de l’imposant Mur de Fel, invitation de mercenaires siludiens, etc. À ces projets militaires se greffa une véritable révolution sociale et culturelle : centralisation de l’éducation populaire autour des idéaux de l’académie de Fulcieu et du patriotisme felbourgeois, élimination systématique des ennemis intérieurs et, surtout, dépeuplement de Felbourg-la-Cité au profit du repeuplement des campagnes et hameaux du territoire. L’objectif des Aerann était clair : centraliser le pouvoir du duché entre leurs mains en restaurant les traditions féodales mises à mal par la bourgeoisie de la métropole. Lors du dernier siècle, Fel a drastiquement changé de visage.

Lors de la Guerre de l’Avènement, l’ascension d’Isadora Aerann au rang d’épouse du Guérisseur couronné et de mère de la Reine Adrianna a accordé à Fel des privilèges politiques indéniables. Du statut honorifique de “Protectorat de la Couronne” à la possibilité pour les ducs felbourgeois de gérer comme ils l’entendent leurs vassaux, Fel était littéralement le bras droit du trône d’Yr. Cependant, l’ampleur de ce territoire n’était pas sans défis. En Casteval et Vallon, principale dépendance à l’est du fleuve Laurelanne, la paix sociale était perpétuellement menacée par la coexistence de populations aux origines diverses. Pendant ce temps, dans le sud felbourgeois, les compagnies de larrons sillonnaient les routes, souvent avec l’aval des autorités en place. Enfin, l’ancienne métropole de Felbourg-la-Cité, étouffée par le dépeuplement imposé par les Aerann, peinait à retrouver sa prospérité d’antan.

Dès 378, des voix se levèrent en Laure et dans la Cité d’Yr pour contester l’impérialisme felbourgeois. Pendant trois ans, la propagande absolutiste fit de Fel l’ennemi à abattre. Lorsqu’en 380 le duc Friedrich Aerann épousa la comtesse de Bleu-Comté en Laure Vilda Lacignon, s’en fut trop aux yeux de certains patriciens et absolutistes laurois. Les dépendances felbourgeoises en Laure, acquise au prix du sang lors de la Guerre de l’Avènement, furent libérées par les diplomates et armées lauroises, puis Vilda Lacignon fut déclarée traîtresse à la cause du palatinat. Perdant rapidement ses territoires à l’est de la Laurelanne, Fel se braqua et condamna l’apathie de la Couronne d’Yr. En 381, au terme d’une longue campagne de provocation autant en Yr qu’en Gué-du-Roi, le duc Friedrich Aerann fit sécession du royaume, lançant la période qui devait être connue comme “l’Aube des peuples”.

Malgré le financement des entreprises agricoles, les sols au nord du fleuve Augivre ne sont que faiblement exploités. Les quelques fermiers et éleveurs qui prétendent vivre des produits de la terre ne parviennent que rarement à amasser suffisamment de ressources pour survivre à l’hiver et, le plus souvent, ils doivent offrir leurs services de journaliers dans les villes lors de la saison froide ou encore travailler dans les mines de sel de Selbourg. Ce sont plutôt les exploitations minières -dans les montagnes des Crocs- ou forestières -dans les forêts de Vertelande- qui occupent le rude quotidien des travailleurs. Au sud de l’Augivre toutefois, les cultures maraîchères sont beaucoup plus fréquentes. Dans les comtés de Jéranbourg et des Salimes, par exemple, des plantations viticoles font la réputation des propriétaires terriens.

Cependant, c’est par le progrès et la technologie que se démarque Fel. Effectivement, en 270 de l’ère royale, un ouvrier des moulins à scie, Jehan Fulcieu, développa une nouvelle technique utilisant la force de la vapeur afin de mouvoir les turbines des moulins. Non seulement cette découverte permit-elle d’améliorer fabuleusement la production des ateliers, mais elle fit de Felbourg-la-Cité la capitale industrielle du royaume. Peu de temps après la trouvaille de Fulcieu, une académie -l’Académie Fulcieu- fut mise en place afin d’approfondir le potentiel de la vapeur. Même si elle est essentiellement intéressée par des recherches techniques et pratiques (au détriment des recherches philosophiques et fondamentales), cette académie fait la renommée de la métropole.

Le Felbourgeois moyen pourrait être décrit comme un assemblage de valeurs paradoxales. Fier à l’excès de la puissance de son duché, il est aussi porté à intervenir partout en terres célésiennes pour assurer ses intérêts et idées. Conscient de la force d’un pouvoir féodal et centralisé entre les mains de l’unique famille ducale Aerann, il observe avec fascination les progrès techniques et scientifiques réalisés entre les murs de l’Académie Fulcieu. À cheval entre le passé et le futur, les Felbourgeois conçoivent l’existence comme une lutte permanente dont ne ressortent vainqueurs que les plus résilients. Par les armes, la connaissance ou la diplomatie, ils cherchent à réaffirmer constamment leur supériorité sur le commun des Ébènois et la Nature elle-même.

Sur le plan vestimentaire, les Felbourgeois aiment afficher leur force, que ce soit par des armures, des tenues ajustées, des robes riches mais de bon goût et des fourrures intimidantes.

II.FELBOURG-LA-CITÉ

L’une des plus grandes villes du continent, Felbourg-la-Cité, est à un tournant de son histoire. Anciennement capitale du palatinat de Felbourg sous la famille Lobillard, elle s’est vue reléguée au statut de métropole commerciale et économique du Duché de Fel sous la famille Aerann. Assiégée par des faubourgs pauvres, abandonnés et en proie à la criminalité, la haute-ville fortifiée vit au rythme des nobles politiques de son comte Hubert Delorme.

Grâce au soutien des trois familles aristocrates de la métropole -Föllmer, Ozberth et Fulcieu, le comte Delorme maintient la stabilité de l’agglomération. C’est par un patriotisme exacerbé pour le duché et des investissements constants de la Forteresse du Fils qu’il parvient à garder unie la turbulente ville.

-Géographie-

Située sur la berge sud du fleuve Augivre, à la naissance du delta de Fel, Felbourg-la-Cité est la ville portuaire la plus imposante de l’ouest du continent. S’étendant désormais sur les deux côtés de la massive rivière Vauzelle, la ville est une place forte éprouvée contrôlant la Baie de Felbourg.

Fondée bien avant le Sang’Noir par le peuple de Vindh, Felbourg-la-Cité n’était à l’origine qu’une foire marchande pour l’ouest du continent. Peu avant le déclenchement du Fléau, des murailles avaient été élevées autour de l’agglomération afin de tenir à l’écart les redoutables pillards du nord. Encore aujourd’hui, ce sont ces fortifications -ne couvrant désormais que la moitié de la superficie de la ville- qui protègent le coeur de la métropole. Effectivement, lorsque survint le Sang’Noir, la cité vit apparaître à ses portes un flot ininterrompu de réfugiés. En quelques décennies, sa population doubla. Ses quartiers internes ne suffirent plus à accueillir les hordes d’âmes en quête d’un travail et de sécurité et, rapidement, une seconde ville apparut aux pieds des murailles à l’extérieur. Ces faubourgs devinrent dès lors la marque de commerce de la métropole. Pendant plusieurs siècles, Felbourg-la-Cité devait être la plus importante agglomération du royaume d’Ébène.

Initialement, l’économie de Felbourg-la-Cité se limita aux activités industrielles ayant lieu dans ses faubourgs. Effectivement, les différents moulins à scie -à eau et à vent- permettaient à l’agglomération d’entretenir presque constamment les chantiers navals de son propre port et de ceux du royaume. Toutefois, en 270 de l’ère royale, un ouvrier des moulins à scie, Jehan Fulcieu, développa une nouvelle technique utilisant la force de la vapeur afin de mouvoir les turbines des moulins. Non seulement cette découverte permit d’améliorer fabuleusement la production des ateliers, mais elle fit de Felbourg-la-Cité la capitale industrielle d’Ébène. Peu de temps après la trouvaille de Fulcieu, une académie -l’Académie Fulcieu- fut fondée afin d’approfondir le potentiel de la vapeur. Même si elle est essentiellement intéressée par des recherches techniques et pratiques (au détriment des recherches philosophiques et fondamentales), cette académie fait la renommée et modèle le visage de la cité. Hors des murs, le long de la rivière Vauzelle, là où la pollution du charbon ne risque pas d’entraver le confort des élites, une multitude d’ateliers usant de la puissance de la vapeur nourrissent encore quotidiennement les arsenals du port et les machineries des Forges en Vaunes. Moulins à bois, forges et industries lourdes profitent depuis des décennies des lumières de Fulcieu en matière de transformation de matières premières. En 380, le Concile académique de Fulcieu est constitué de onze membres :

  • Sophia Fulcieu, Rectrice de l’académie
  • Jospin de Grandeherse, Maître artificier
  • Marzena Bartosz, Maîtresse des affaires forestières
  • Honorine du Chêne d’Argent, Maîtresse alchimiste
  • Barthélémy Champagne, Maître des affaires paysannes
  • Estienne Souard, Maître des affaires maritimes
  • Erhard Millepointe, Maître architecte
  • Callisto Civitello, Maître astronome
  • Hildrun Ozberth, Maître géologue
  • Nabila Idris, Maîtresse des affaires médicales
  • Éléonore Wissen Ronce-Cœur, Maître physicien

D’une à quatre fois par année, ce Concile se réunit afin d’élire un projet qui bénéficiera des investissements de l’institution. Ainsi, en 380, Avaan Raï et Aelios de Grandeherse, par exemple, firent la promotion de greniers réfrigérés pour l’un et de lance-harpons destinés à la lutte contre Ardaros pour l’autre. Dans le cadre de la reconquête de la Lance d’Ardar, c’est le projet de Grandeherse qui obtint une majorité de votes et, donc, le soutien des ressources humaines et matérielles de l’académie.

Jusqu’au quatrième siècle, les richesses de Felbourg-la-Cité furent réservées à un petit nombre de ses habitants. Très rapidement, ces richesses se rassemblèrent à l’intérieur des murs au sein de la haute-ville, des quartiers bourgeois et du campus de l’Académie Fulcieu, ne laissant aux faubourg environnants que la misère et la pauvreté. La famille palatine Lobillard, prédécesseure des ducs Aerann, se conforta dans cette situation, bien à l’abri dans son château fortifié juché au sommet du Mont d’Altara, trônant au coeur de la cité. Or, depuis la chute des Lobillard, les Aerann ont lancé un ambitieux plan de retour à la terre et qui remit à des milliers de serfs et vilains des terres, fermes et animaux d’élevage afin de repeupler les régions moins développées du duché. Cela eut pour effet de vider les rues de la métropole, de diminuer temporairement la criminalité et d’éliminer des faubourgs problématiques. De plus, avec l’exil ou la mort de nombreux bourgeois lors des dernières années, une nouvelle petite noblesse entièrement dépendante des largesses des Aerann émergea. En 322, des milliers de mercenaires siludiens suivant les traces du co-duc Ferval Aerann s’installèrent d’ailleurs dans ces faubourgs désertés. Cependant, lorsque ces légions étrangères furent décimées en 342 à Hefel, les faubourgs se vidèrent de nouveau, créant littéralement des quartiers fantômes en périphérie de la métropole.

La haine des Aerann pour la bourgeoisie eut des effets durables sur l’organisation de la métropole lors du quatrième siècle. Autrefois propriétaires de la haute-ville fortifiée, ceux-ci en furent progressivement expulsés afin d’y être remplacés par la nouvelle élite du duché. C’est hors des murs, dans les faubourgs marchands et artisans de l’est et de l’ouest, qu’ils y sont désormais confinés, mêlés aux miséreux. Cette situation les oblige quotidiennement à payer à fort prix les services d’escortes et de gardes personnelles afin de protéger leurs boutiques et commerces. Avec l’avènement d’Isadora Aerann au titre de reine d’Ébène aux côtés du Monarque en 343, ce mépris pour la classe marchande ne fit que s’accentuer. Le duché de Fel étant alors dans les bonnes grâces de la Couronne, l’afflux monétaire généré par la bourgeoisie s’avérait moins essentiel aux activités quotidiennes et les Aerann ne se gênaient pas pour le montrer. Toutefois, depuis l’Aube des peuples et la sécession de 381, la noblesse n’a d’autres choix que de faire une place plus grande à ces marchands. Les installations de la Banque libre d’Ébène, démantelée violemment lorsqu’elle prit le parti des ennemis laurois de Fel en 381, furent mises au service de la Marine des Mérillons et des négociants de Havrebaie.

Voilà pourquoi, depuis la fin de la Guerre de l’Avènement, la haute-ville est sous l’unique contrôle des élites nobles et intellectuelles du duché. Dans le Château de l’Orme et les quartiers environnants, c’est la famille comtale Delorme et ses courtisans qui font la loi. Toujours à l’intérieur des murs, au sud de la rivière Vauzelle, les académiciens et technologues de Fulcieu veillent au développement rationnel des quelques ateliers et forges oeuvrant à proximité. Depuis la promulgation du Décret sur l’Éducation par Valérian Ronce-Coeur il y a cinquante ans de cela, les savants de Fulcieu ont acquis en Felbourg-la-Cité (et partout dans le duché) un statut équivalent à celui des chevaliers et seigneurs. Tous les Felbourgeois devant recevoir une éducation technique et citoyenne sous peine d’être enrôlés dans les armées ducales, les professeurs sont devenus des spécialistes extrêmement recherchées. Cela eut pour effet de créer deux castes au sein de la population : les Felbourgeois éduqués par des professeurs particuliers, et les gueux enrôlés par l’armée et “éduqués” par des officiers militaires. Ironiquement, les mesures visant à éradiquer les inégalités causées par la mauvaise répartition des richesses tendent aujourd’hui à renaître sous d’autres formes. La rivalité entre les deux équipes de Calcio de la métropole est caractéristique de ce phénomène. Lors des affrontements entre les “Descendants de Vindh” (équipe de la haute-ville) et les “Cent neuf” (équipe des faubourgs), il est fréquent de voir éclater des émeutes violentes entre les partisans dans les rues.

Finalement, seule propriétés à l’extérieur de la métropole, les îles de Jointville et de Nim, deux principaux bouts de terre du Delta de Fel, jouent aujourd’hui un rôle de remparts maritimes de Felbourg-la-Cité. Sur Jointville, un poste de quarantaine fut instauré en 323 au moment du déclenchement de la peste sanglante dans le royaume. Fosse commune pour certains, initiative salvatrice pour d’autres, l’île de Jointville est devenue au fil du temps synonyme d’une immense prison officieuse réservée aux marchands, voyageurs et autres visiteurs indésirables. Si ses installations principales ne sont que peu occupées, les marais qui les encerclent laissent remonter à chaque hiver les squelettes des innombrables victimes de la peste sanglante qui y furent abandonnées.

L’île de Nim, quant à elle, héberge le Fort-de-l’Écu où sont stationnés les protecteurs du Delta de Fel. À bord de barques rapides et mobiles, les sentinelles fluviales interceptent quotidiennement des navires marchands afin de mener des inspections surprises en leurs cales. Les autorités de la métropole n’ayant guère confiance dans les gestionnaires parfois corrompus des ports de Felbourg-la-Cité, le déploiement de ces protecteurs est leur manière de contrôler efficacement l’importation et l’exportation de produits de contrebande et hérétiques.

En 378, Felbourg-la-Cité est dans une situation précaire. Le port, toujours dynamique, sert autant de chantier naval pour l’armada de Fel que de halte commerciale pour les marchands de Havrebaie et de la Marine des Mérillons. Ceints de faubourgs désertés, peuplés d’indigents désespérés et maintenus en vie par des marchands armés jusqu’aux dents, la haute-ville fortifiée et son château semblent vivre en complète dissonance par rapport à la population qu’ils sont supposés diriger. Noblesse et élite intellectuelle oeuvrent de pair afin de préserver le mur séparant les deux mondes risquant à tout instant d’entrer en collision.

Des tentatives des Aerann de redynamiser la métropole selon leurs propres politiques peuvent toutefois être notées. Par exemple, jouissant d’une longue histoire d’échanges commerciaux entre Fel et le Vinderrhin, des navires sont ponctuellement affrétés au port de la métropole avant de prendre la Mer Blanche vers le nord. De plus, depuis quelques années, les Pharmacies de Sabran et le mouvement “biomécanique” qui les soutient ont apporté un souffle nouveau aux recherches appliquées de Fulcieu. S’opposant résolument aux tendances irrationnelles de certaines académies et écoles mystiques, les adeptes de la biomécanique ont su construire dans les ateliers de Fulcieu une puissante machine -l’Omnipurgateur- pouvant, selon les rumeurs, altérer la nature même de la matière. Enfin, grâce aux efforts de la dynamique famille Cuthburg -des diplomates de renom-, des alliances et partenariats solides furent scellés avec d’autres régions autonomes du continent -Val-de-Ciel et Corrèse en tête- afin d’assurer au duché la survie de son commerce.

-Histoire-

Avant l’ère royale, le Duché de Fel était aux mains de la famille Aerann, fière héritière du peuple de Vindh. Cependant, dès que le Sang’Noir se déclara dans les duchés du sud et que des masses d’immigrants firent leur apparition devant Fel, les Aerann fuirent leur propre cité pour se réfugier dans les Crocs. Avant même que l’anarchie ne s’empare de la ville, l’un des conseillers personnels du duc Aerann, un bourgeois du nom d’Albert Lobillard, reprit les rênes du pouvoir. Évidemment, après l’épidémie, le courage de l’homme fut récompensé par le Roi-Prophète par le titre de duc de Felbourg et de seigneur-palatin. Ainsi, lorsque les Aerann réapparurent en l’an 2 afin de réclamer le rang qui leur revenait de droit, ils furent remerciés de leurs services passés par un fief dans le nord, dans les actuelles Banches. Des siècles durant, une tension palpable persista entre les Aerann et les Lobillard, les premiers demeurant les vassaux des seconds.

En 314 et 315, cette tension dégénéra subitement sous l’influence de la nouvelle génération de la famille Aerann. Sous l’impulsion belliqueuse du fou de guerre Adolf Aerann, petit-fils du comte des Banches Aldrick Aerann, la haine entre la famille Lobillard, ses fidèles vassaux –Delorme en tête- et les Aerann fut exacerbée. En 315, à la suite de rixes incessantes entre ses enfants et petits-enfants et les dirigeants de Felbourg-la-Cité, Aldrick Aerann déclara ouvertement la guerre à Filbert Lobillard, palatin du moment. S’en suivit une guerre civile meurtrière qui menaça d’embraser le royaume d’Ébène en entier. À l’issue de celle-ci, les appuis Lobillard désertèrent les uns après les autres le palatinat en raison des décisions questionnables de Filbert, laissant la famille régnante affronter seule les rebelles gagnant en puissance. À la fin de l’année 315, les armées Aerann franchirent finalement les portes de la métropole. Contrôlée à ce moment par la famille de Grise, désormais à la tête du comté des Salimes, la cité avait été complètement délaissée par Filbert Lobillard et sa garde personnelle. Dès cet instant, il devint clair que la bannière de l’Ours des Aerann flottait désormais sur le palatinat en entier. Au tout début de l’an 316, le prince Élémas IV lui-même confirma le statut de seigneur-palatin d’Aldrick Aerann, mettant officiellement fin au conflit. On ne revit jamais Filbert Lobillard qui, selon les rumeurs, prit la fuite vers une nation étrangère.

Dès cet instant, les Aerann déployèrent des efforts colossaux afin de soustraire à la bourgeoisie -sympathique aux Lobillard- ses pouvoirs pour les remettre à une nouvelle noblesse. Pendant cinq ans, Gustaf Aerann, à la tête de la Guilde franche d’Ébène, centralisa les principaux leviers économiques du palatinat afin de faire des ateliers et industries (les “Manufactures Aerann”) de la métropole des outils au service de la famille palatine. En 322, après la révélation de nombreux scandales liés aux partenaires commerciaux de la Guilde franche d’Ébène (celle-ci vendait des fortes quantités de bois au Vinderrhin, qui l’utilisa ensuite pour construire une flotte d’invasion contre Ébène), l’organisation ayant sa maison mère à Felbourg-la-Cité fut démantelée par le duc Aldrick Aerann lui-même. Après s’être emparé du massif trésor de la guilde, il déclara l’indépendance de Fel du trône d’Yr. Lors des mois suivants, la Marine des Mérillons tenta un embargo sur la métropole, allant même jusqu’à en incendier le port et les quartiers pauvres, mais rien ne fit plier le duc autoproclamé.

Profitant des conflits générés par la présence de la princesse Théodoria dite l’Illuminée dans la Cité d’Yr, Aldrick mit en oeuvre sa réingénierie du duché. Avec les lumières du chancelier Valérian Ronce-Coeur, savant issu des écoles de Fulcieu, Felbourg-la-Cité se transforma : les ateliers des Manufactures Aerann furent déménagés dans le complexe métallurgique en Vaunes, le port fut reconstruit en fonction d’une vocation militaire et, surtout, des dizaines d’écoles gérées par l’Académie Fulcieu et destinées à modeler selon un même moule l’esprit des Felbourgeois furent construites. La métropole ne serait plus un assemblage disparate et chaotique de groupuscules avides de profit, mais un tout uni combattant selon les volontés des nobles âmes du duché.

En 324, afin de rallier les vieux sympathisants des Lobillard entretenant toujours un vague espoir de voir ressurgir des morts les palatins “légitimes” de Fel, le duc Ulrich Aerann, fils d’Aldrick, accorda à la famille Delorme, plus fervente alliée des Lobillard à l’époque de la guerre civile, le statut de famille comtale de Felbourg-la-Cité. C’est Thomas Delorme qui, le premier bénéficia du titre de ce titre, ce qui suscita dans la métropole autant d’acclamations que de méfiance. Toutefois, l’homme se montra étonnamment sage dans ses décisions. Le patriarche, homme rationnel, efficace et diplomate, s’installa dans cette position difficile avec trois autres familles nobles très influentes de la cité : Ozberth, Fulcieu et Föllmer. Avec brio, il répartit les tâches en fonction des spécialités et réseaux d’influence de chacune. La famille Ozberth, en plus de tenir une école militaire directement à Felbourg-la-Cité, est fermement implantée dans les milieux clandestins, entre autres dans l’organisation des combats de pugilat. Gérant l’Académie qui lui est éponyme, la famille Fulcieu veille au développement économique et éducatif de la ville. Pour finir, la famille Föllmer, descendante de la lignée de Théo Föllmer dit le Cerbère, est engagée dans la défense et la sécurité. Aussi responsables de la Forteresse-Prison d’Aiguefosse-en-Vaunes, qui est située dans le delta de Fel, les Föllmer sont restés des nobles fidèles à la famille Aerann même à l’époque du Sang Noir. Finalement, on raconte que le support du dénommé Barthélémy Tyssère, fier révolutionnaire et pugiliste, permit au comte Delorme de tenir tranquilles, ne serait-ce que temporairement, les forces populaires de la métropole. Nul ne sait cependant à quel point le seigneur se lia d’amitié avec Tyssère.

Après avoir marié sa fille Charlotte au deuxième fils Aerann, Enrich, Thomas Delorme eut pour but premier de faire écho à l’idée de nationalisme felbourgeois. Bien appuyé par les aides financières de la Reine Isadora, il fut l’un des piliers dans la continuité du plan de la famille Aerann pour un Fel plus fort. Laquais des Aerann pour les rebelles à la cause de Fel, seigneur loyal et efficace pour les vrais Felbourgeois, Thomas Delorme réussit à faire de sa métropole la concrétisation du rêve d’Aldrick Aerann.

Aujourd’hui, Felbourg-la-Cité est menée par le fils de Thomas, Hubert Delorme. Âgé de 54 ans, celui-ci s’est marié à Lucrèce Visconti du comté des Salimes afin de consolider l’unité du duché. Aussi fidèle aux Aerann que son père, il est toutefois le produit des conflits de castes de la région. Né dans l’opulence et profitant d’une éducation poussée -il est même détenteur d’un doctorat honorifique de l’Académie Fulcieu, il regarde de haut les gueux qui s’amoncellent aux portes de la ville, ne comprenant pas pourquoi ces derniers refusent obstinément d’aller chercher leur pitance dans les champs des Salimes et les camps de travail des Crocs. Si autrefois c’était l’argent qui divisait les masses, ce sont aujourd’hui le sang et les honneurs qui le font. Depuis la découverte et la colonisation de nouvelles terres outre-mer, l’homme s’est grandement rapproché des représentants de la Marine des Mérillons. Que ce soit en envoyant des indigents dans ces contrées lointaines pour en extraire les richesses ou en faisant ruisseler le fruit de ces investissements dans sa cité, la conquête des territoires inconnus apparaît être la solution toute indiquée à la pauvreté pour le comte.

III.LA MARCHE DES CROCS

La Marche des Crocs est une chaîne de montagnes déclarée territoire neutre il y a cinquante ans de cela. Dans ses cols, plateaux et sommets, seule une dizaine de tours de guet contrôlées directement par la Divine et protégées par de fidèles soldats célésiens de tout le continent confirment une présence humaine. Les récits d’horreur qui y pullulent dissuadent n’importe quel colon ou marchand ambitieux d’y poser les pieds.

La commandante Julianna Horst assure la protection de la marche à la demande de la Divine Adrianna. Sous sa gouvernance, personne ne peut s’y établir sans autorisation spécifiquement accordée par la Divine. Sécurité des terres célésiennes oblige, la Marche des Crocs doit rester neutre et vierge.

-Géographie-

La Marche des Crocs borde le nord des terres ancestrales du Duché de Fel. Cette chaîne de montagnes aux falaises escarpées et aux paysages moroses n’est certes pas aussi majestueuse que les Monts Namori au sud du continent, mais elle représente tout de même le second plus imposant massifs montagneux du pays. Avant le quatrième siècle de l’ère royale, des clans brigands pouvaient y être rencontrés, ceux-ci subsistant de la chasse dans les forêts froides et de la pêche sur la Mer Blanche. Jamais ces communautés ne tentèrent de cultiver les sols rocheux de l’endroit, ni de transformer leur environnement afin de le plier à leurs propres réalités. C’est en harmonie avec la nature que ces fiers descendants des premiers habitants d’Ébène assuraient leur survie. Ainsi, lorsqu’ils disparurent, il ne fallut que quelques années à la végétation et aux saisons pour effacer toute trace de leur passage en ce monde.

Auparavant, de nombreux fidèles célésiens empruntaient la périlleuse route des Crocs afin d’aller à la rencontre de l’Oracle des Aurésiens résidant au coeur des montagnes. Honorant la tradition héritée du Témoin Galvin le Fier, ces pieux voyageurs entreprenaient cette dangereuse ascension afin de recevoir les conseils de l’ultime porteuse de vérité spirituelle dans le royaume. Malheureusement, lorsque l’avant-dernière Oracle, Orya la Belle, s’enleva la vie dans sa grotte en 323, le lieu saint fut délaissé par les pèlerins. Le dernier Oracle, Ferval, préféra son Mausolée de la Forteresse du Fils à l’ermitage des Crocs, ce qui scella la fin de la tradition dans la région. Il fallut plus de cinquante ans de rudes hivers pour retrouver l’emplacement exact de la grotte de l’Oracle qui avait été oublié. Plusieurs voyageurs soutinrent pendant longtemps que des tempêtes de neige et des secousses sismiques l’avait menée à l’écroulement, mais en 380, par le plus grand des hasards, les astronomes de l’Observatoire des Crocs en retrouvèrent la trace à l’ouest des montagnes. Cependant, et malgré la pression des congrégations religieuses, la commandante Horst refuse catégoriquement que les pèlerinages y reprennent. Afin de s’assurer qu’aucune expédition clandestine ne s’infiltre sur place, un fortin fut aménagé en l’an 382 près de la supposée grotte d’Orya la Belle. Étroitement surveillé par un contingent de soldats, il empêche toute incursion non-sollicitée.

L’absence totale de communautés civiles n’aide d’ailleurs en rien au maintien des infrastructures dans les Crocs. Certes, d’audacieux explorateurs et militaires ont bien tenté de financer l’établissement de colonies à proximité des tours de guet de la marche, mais la sombre réputation des montagnes les mena rapidement à la faillite. Les récits d’esprits errants, d’humanoïdes anthropophages et de chimères monstrueuses rattachés dépassent souvent en horreur les pires légendes corrésiennes et dissuadent n’importe quel esprit sain de s’y établir durablement. La rumeur de l’existence d’entités appelées “Gordhelhars” est probablement celle qui marque le plus l’imaginaire des voyageurs. Les Gordhelhars seraient des survivants du clan éponyme qui, prenant conscience de l’éradication inévitable des brigands des Crocs, auraient décidé de dévorer leurs enfants afin de leur éviter d’assister à la déchéance de leur peuple. Ce faisant, une malédiction de l’Enchaîné se serait abattue sur eux, les accablant d’une faim insatiable que seule la chair humaine pouvait apaiser temporairement. Fréquemment, les sentinelles sillonnant les montagnes rapportent que des grondements sourds et des frottements rappelant des dents rongeant des os peuvent être entendus à proximité de crevasses et de cavernes abandonnées. Ainsi, en dehors de quelques carrières de pierres exploitées par des Felbourgeois au sud, les montagnes sont majoritairement vierges d’activités humaines.

Cependant, depuis l’an 379, un secteur à l’est des montagnes fut exceptionnellement ouvert à l’exploitation minière et à l’étude scientifique. Située aux abords des ruines du bastion d’Élévation, une place-forte obéissant à Ferval Aerann avant le déclenchement de la Guerre de l’Avènement, cette région désolée est caractérisée par la présence de résidus empoisonnés issus de l’explosion d’une bombe au horstanium cinquante ans plus tôt. Cela n’empêcha pas une délégation de l’Académie Fulcieu, puis de Havrebaie, d’y établir un modeste camp de mineurs pour y extraire des minéraux rares et, bien sûr, du terrible horstanium. Délaissée l’année suivante par ses promoteurs, la région fut investie de nouveau en 381 par des astronomes de Fulcieu souhaitant y établir un observatoire stellaire. Le site fut alors placé sous la guidance du directeur Aksel Vindersen, à la condition que le télescope ne soit jamais porté vers les Crocs eux-mêmes, mais toujours vers les cieux.

En dehors de ces exceptions, depuis plusieurs décennies, seules les dix tours de guet de la marche permettent d’affirmer que les Crocs sont habités. Afin d’éviter qu’un seigneur ne prennent possession des lieux, ces tours sont occupées par des soldats disparates recrutés à même les effectifs loyaux à la Divine et de la Foi. Chaque tour porte le nom d’un palatinat d’antan pour signifier la neutralité de la région. Ainsi rencontre-t-on la Tour d’Avhor, de Cassolmer, de Corrèse, de Fel, de Laure, de Pyrae, de Salvamer, du Sarrenhor, du Val-de-Ciel et d’Yr. C’est la commandante Julianna Horst, une Valécienne d’origine ayant dévoué sa vie à la protection des Crocs, qui coordonne les relations entre ces postes de garde. Se tenant loin des conflits ébènois depuis sa nomination en 373, elle milite ardemment afin que la marche reste libre de toute colonisation.

Finalement, sur le flanc nord de la chaîne de montagnes, théoriquement en dehors de la zone d’interdite de circulation, se trouvent les Hautes-Serres. Construites par le célèbre herboriste Alix Franciel avant le déclenchement de la Guerre des Deux Couronnes en 316 de l’ère royale, les Hautes-Serres des Crocs furent restaurées par les soins de la Guilde des Alchimistes d’Yr au terme de la Guerre de l’Avènement. Malgré son positionnement à la lisière de la Marche des Crocs, ce modeste hameau est une propriété de la Divine Adrianna, trônant au sommet d’un plateau isolé à l’abri des vents en provenance de la Mer Blanche. En son coeur, quinze serres de verre et d’acier pyréen permettent la culture de plantes, légumes, fruits, herbes et, surtout, de fleur de glacine permettant l’approvisionnement des boutiques d’apothicaires de la Cité d’Yr et la confection d’élixirs uniques. En 380, en remerciement pour ses services, Primerose de Blancgivre se vit accorder le statut d’intendante des Hautes-Serres avant d’en remettre les clés en 382 à la Divine au terme de la Guerre des Croix à Laure.

-Histoire-

Bien avant la Longue Année et le mal qui la déclencha, l’ouest du continent ébènois était sous le contrôle de descendants de l’antique peuple de Vindh. Hommes et femmes en provenance des lointaines contrées nordiques au-delà de la Mer Blanche, ces conquérants surent édifier certaines des cités les plus prospères du continent. À l’apparition du Sang’Noir, deux familles menaient d’une poigne de fer les territoires occidentaux : les Torrig de Vaer (Gué-du-Roi) et les Aerann de Fel. Alors que les premiers périrent tous lors d’une rébellion entreprise par leurs vassaux, les seconds désertèrent leur cité dans l’espoir d’échapper à leur triste sort, ce qui leur fit perdre leurs terres aux mains de la famille Lobillard. Jusqu’à leur retour sur le trône de Fel en 315, les Aerann furent perçus comme des lâches ayant échoué à mater le cours des événements qui marquèrent le début de notre ère.

Pourtant, derrière ce récit connu se dissimulent certaines réalités que l’on ne peut occulter. Le renversement des descendants de Vindh ne fut pas que le résultat d’une contestation politique ; ce fut aussi la consécration des anciens exilés de la citadelle de Casteval. Eux-mêmes issus de la nation des Mérillons à l’Est, ils s’emparèrent des titres qui, pendant des siècles, leur avaient échappé. Lorsque la Longue Année s’acheva, un peuple en avait remplacé un autre aux rênes du pouvoir de Fel. La majorité des habitants de ces palatinats acceptèrent leur sort sans broncher, mais les Aerann, rabaissés au simple rang de vassaux des Lobillard, ne digérèrent jamais l’insulte qu’on leur infligeait. Ils se replièrent sur leurs propres domaines septentrionaux et ruminèrent leur sort en silence.

Lors des premières années de l’ère royale, des villages délaissés par la nouvelle administration des Lobillard se vidèrent de leurs habitants. Parallèlement à ces désertions mystérieuses, les montagnards résidant dans les Crocs au Nord gagnèrent en puissance et en agressivité, laissant croire aux seigneurs-palatins qu’une corrélation unissait ces deux phénomènes. Se terrant dans les cavernes et ravins des montagnes, ces brigands commencèrent vers la cinquième décennie de notre ère à nier officiellement la légitimité du Roi et des princes subséquents, proclamant l’indépendance et l’autonomie inaliénable du peuple du Vindh. Graduellement, les autorités royales perdirent le contrôle des monts septentrionaux et interrompirent leurs patrouilles officielles en ces territoires. Pendant près de trois cents ans, nulle âme sensée n’osait s’aventurer dans les Crocs sans une véritable armée entraînée. Les “Brigands des Crocs”, comme on les nommait, s’y étaient enracinés et ne pouvaient en être délogés. Plus encore, ceux-ci s’étaient organisés en clans revendiquant des territoires spécifiques et se réclamant d’ancêtres fondateurs du peuple de Vindh en Ébène. Ainsi vit-on apparaître les clans d’Ornigrich, d’Enseilor, d’Aryaan, de Rusther, de Bengt et de Gordhelhar. Bien que peu populeux, ces rassemblements de guerriers maîtrisaient à la perfection leur environnement. Les sentiers, ravins, grottes et autres anfractuosités des Crocs étaient pour eux autant de fortifications naturelles leur donnant l’avantage sur d’éventuels agresseurs. S’ils n’avaient aucunement les moyens de faire tomber la Couronne d’Yr qu’ils méprisaient tant, ces clans ne pouvaient guère être éradiqués par la force.

Entre 315 et 317, les rebelles des Crocs se montrèrent relativement paisibles. Rapidement, on associa cette accalmie à l’arrivée au pouvoir de la famille Aerann à Felbourg et au renforcement des défenses des campagnes d’Yr. Toutefois, en plein cœur de la guerre des deux Couronnes, les raids reprirent de plus bel. Ceux-ci ciblèrent tout d’abord les communautés de Verteau et de Havrebaie sur l’île princière, ensuite le comté de Rivelm à Laure. En 319, ces attaques atteignirent un point culminant lorsque la ville minière de Selbourg, près des Crocs, fut prise d’assaut. Possession la plus chère du comte Ulrich Aerann, successeur au trône du duché occidental, Selbourg était un symbole fort pour la famille régnante. Les razzias à son endroit visaient vraisemblablement à livrer un message aux nouveaux maîtres felbourgeois : leur collaboration avec les armées princières ne pouvait être tolérée par les résistants du Vindh.

En 320, un rapport archivé au palais princier filtra auprès du grand public. Rédigé d’une main inconnue, celui-ci regorgeait d’informations stratégiques à propos des clans des Crocs : leurs localisations, leurs noms, leur nombre approximatif, leurs positions face à la Couronne d’Yr, etc. C’est à partir de ce moment que ceux-ci entamèrent leur déclin. Les Aerann, désormais ennemis de ces clans, entreprirent d’affamer et traquer tous les brigands sortant des montagnes. Perdant leurs seuls et uniques alliés, les habitants des Crocs crurent en 322 que l’arrivée du seigneur de guerre Olfdar du Vinderrhin avec ses armées de conquérants allait leur donner le momentum nécessaire pour mener leur ultime guerre de libération. Aux côtés des envahisseurs, les brigands combattirent farouchement les Ébènois, leur faisant mordre la poussière dans les épaisses neiges des montagnes.

Cependant, lorsqu’Olfdar et ses armées furent vaincues de justesse au siège d’Yr et à l’assaut sur Havrebaie au début du printemps 322, les félons des Crocs connurent eux-mêmes une défaite sanglante. Leurs chefs de guerre et héros, dont le Sanglier Desmond Aerann, furent tués par les forces célésiennes et c’est une armée désorganisée qui regagna les montagnes du nord de Fel. Quelques mois plus tard, sans que les Ébènois ne comprennent trop comment, les survivants furent massacrés par de nouveaux hérétiques -les Véritas- arrivés tout droit des Monts Namori au sud. En moins d’un an, les redoutables brigands des Crocs avaient été exterminés.

La nouvelle de la conquête des Crocs par les Véritas fit grand bruit dans la Cité d’Yr en 323. Ce regroupement mystérieux, désormais armé et ravitaillé par des supporteurs inconnus du royaume, avait pour objectif de dénoncer la fausseté du culte célésien de son Prophète. Ne pouvant supporter ces revendications hérétiques, la princesse Théodoria proclama le Rite d’Ombre et de Lumière afin d’éliminer une fois pour toutes cette menace. Au beau milieu de l’hiver de la même année, une sainte armée formée de guerriers ébènois des neuf palatinats posa le pied dans les Crocs. Tel que prévu, les affrontements furent brutaux et des milliers de vies furent perdues. Toutefois, au terme de la libération des Crocs, les Véritas disparurent pour de bon du royaume.

Dans la Cité d’Yr, le péril que représentaient les Crocs libérés ne manqua pas de susciter des inquiétudes. De mémoire d’Ébènois, jamais les montagnes du nord de Fel n’avaient été les hôtes d’autre chose que de factions nuisibles. Plus encore, par sa position géographique au nord-ouest du pays, il s’agissait du point de débarquement parfait pour des invasions en provenance de la Mer Blanche. Pour ces raisons, une éclaireuse du nom de Gaëlle Aeby milita afin de faire des Crocs une “marche” indépendante d’Ébène. Avec l’accord du Duché de Fel et des palatinats de l’époque, elle parvint à faire construire dans les montagnes dix tours d’observation -une pour chaque palatinat et dépendance royale d’Yr- servant à surveiller la Mer Blanche et les environs. Le Monarque lui-même, à son avènement, confirma le statut privilégié de “Marche” des Crocs, statut qui encore aujourd,hui est maintenu et respecté des puissances d’Ébène. À l’exception des individus spécialement autorisés par la Divine, nul ne peut circuler en ces montagnes. Les dernières expéditions ayant osé contrevenir à la volonté de l’élue du Céleste furent au mieux interceptées par la commandant Juliana Horst, au pire portée disparue sans laisser de trace…

IV.LE COMTÉ EN VAUNES

Depuis 323, les Forges en Vaunes alimentent les armées felbourgeoises en équipements de qualité. Construites par l’ancien chancelier de Fel Valérian Ronce-Coeur au milieu des tourbières du comté en Vaunes, les dizaines de forges, fonderies, ateliers et manufactures tirent judicieusement avantage de la puissance hydraulique des rivières environnantes. Tandis que ce complexe industriel fonctionne nuit et jour pour répondre aux besoins croissants des seigneurs du duché, la prison d’Aiguefosse-en-Vaunes sur l’île de Cap-Gardien, au nord-ouest des côtes, sert de dernier lieu de résidence aux plus dangereux criminels de Fel (et même de ses alliés), le plus souvent des captifs politiques encore utiles aux autorités du pays.

C’est Lydie Beauclaire, comtesse non-héréditaire personnellement nommée par le duc de Fel, qui coordonne les activités économiques de la région à partir des Grandes Forges situées près du hameau de Massilia, sur les bords du Delta de Fel. Celle-ci doit toutefois faire face à plusieurs problèmes écologiques générant une profonde insatisfaction chez ses sujets.

-Géographie-

Même si les Forges en Vaunes elles-mêmes n’occupent qu’une fraction de ce territoire, la région sous le contrôle de la comtesse Lydie Beauclaire s’étend de la lisère Vertelande-la-Vieille et du Delta de Fel à la Mer Blanche, incluant la minuscule île du Cap-Gardien au large au nord-est et la plus vaste île du Roc.

Le complexe industriel des Forges en Vaunes est tout d’abord composé des forges, fonderies et ateliers des hameaux de Scire, Valombre, Revac, Cerberus et Massilia, tous contenus à l’intérieur des tourbières en Vaunes. C’est à Massilia que se trouvent les Grandes Forges où furent construites les cuves en acier rosé permettant d’émuler presque à la perfection l’art des anciens forgerons pyréens. Reliées aux autres centres par un réseau de routes aménagées à même les marais asséchés, ces Grandes Forges permettent la coordination des activités régionales selon les plans originaux de Valérian Ronce-Coeur. Grâce à un partenariat étroit avec les bûcherons de Vertelandes-la-Vieille, un flot constant de bois destiné à alimenter les brasiers des machines à vapeur du complexe alimente les machineries. La ressource a d’ailleurs donné naissance à un prospère -mais polluant- commerce de charbon de bois trouvant ses brûleries près de la forêt.

L’île du Roc, plus grande île au nord-ouest des forges, est la principale défense du duché sur la Mer Blanche. Celle-ci s’élève en plateaux rocheux surplombant la mer. S’érigeant en forteresse naturelle, l’île repousse aussi bien les intempéries que les navires hostiles qui viennent s’y échouer depuis aussi longtemps que l’on puisse s’en souvenir. Le très ancien château d’Évron sur Roc y siège sur la rive occidentale, en première ligne. Les âges ont passé et l’origine de sa construction demeure inconnue, mais on estime qu’il aurait pu être l’un des premiers bastions de Vindh lui-même. Trop aride et exposée aux vents pour que des forêts y poussent, l’île du Roc ne possède que quelques champs stériles et rocailleux, une poignée d’arbres tordus par le vent et de misérables hameaux à l’ombre du château principal. Ses habitants -pour ceux qui ne servent pas en tant que défenseurs du bastion- sont pour la plupart des pêcheurs et éleveurs vivant au ralenti, insouciants des périls politiques du continent. Ce n’est d’ailleurs qu’en 348, soit trois ans après la fin de la Guerre de l’Avènement, qu’ils apprirent l’avènement du Monarque sur le trône d’Ébène. C’est au quai de Parné-sur-Roc que le visiteur posera le pied, pour ensuite réaliser qu’il n’a rien à faire en ces lieux.

Finalement, sur la lointaine île du Cap-Gardien, complètement oubliée de tous, s’élève la sinistre forteresse-prison d’Aiguefosse-en-Vaunes. Sous la charge de la famille Föllmer, celle-ci est le lieu de détention des prisonniers dangereux -surtout politiquement- du duché. Bien sûr, la plupart des comtes et seigneurs felbourgeois appliquent leur propre justice sur leurs fiefs. Les voleurs, meurtriers et autres criminels communs sont châtiés publiquement afin de servir d’exemples à la populace. Cependant, il arrive que des prisonniers politiques soient à ce point controversés ou détiennent tellement d’informations sensibles qu’on ne puisse se permettre de les amener à la potence. Dans la forteresse-prison d’Aiguefosse-en-Vaunes, ces individus seront mis sous les soins des tortionnaires et geôliers. Si leur esprit n’est pas brisé par les techniques musclées des bourreaux, leur corps le sera tôt ou tard. Dans une cage pendue au-dessus des falaises, balayée par les vents du nord et agressée par les oiseaux marins, ces résistants au règne légitime des Aerann espéreront la fin de leurs souffrances.

-Histoire-

Longtemps délaissé par les seigneurs de Fel en raison de ses tourbières impraticables, l’ouest de l’ancien comté en Vaunes au nord du duché ne gagna sa place à la table des dirigeants de Fel qu’au début du quatrième siècle de l’ère royale. Pendant des siècles, seules quelques centaines de familles éparses se nourrissant de racines, poissons boueux et fruits sauvages osaient vivre (ou survivre) dans la région. Qualifiés de “Torbeux” par leurs compatriotes, ils vécurent des générations durant hors des systèmes féodaux en vigueur.

En 314, un jeune et farouche soldat de la famille Aerann, désireux de prouver sa valeur aux siens, se vit accorder le contrôle des tourbières de Vaunes. Son grand-père et comte des Banches, Aldrick Aerann, entretenait une méfiance légitime envers lui et il était hors de question de lui confier un fief stratégique. Cette nouvelle baronnie serait un test pour Adolf Aerann. Rapidement, ce dernier manifesta une passion dévorante pour la guerre. Recrutant n’importe quel individu apte à porter une arme et à la planter dans le ventre d’un ennemi, il se réclama du droit de guerre et se lança à l’attaque des prospères terres des familles Delorme et Souard, sympathisants des palatins Lobillard. Sous le regard impuissant des Lobillard qui, par devoir de réserve envers leurs vassaux, demeuraient neutres, Adolf exacerba les tensions entre le nord et le sud de Fel, jetant les bases de la guerre civile qui devait éclater en 315.

Néanmoins, le fruit des pillages permit au belliqueux baron de transformer définitivement le paysage des tourbières en Vaunes. Là où de vulgaires cabanes de croûtes se dressaient, il draina la terre et fit élever des maisons de bois, des palissades et même un fortin. Même s’il n’avait pas encore vingt ans, il se découvrit une passion pour l’éducation d’orphelins. Autant dans les Banches, en Vaunes que dans les territoires conquis, il recueillait les garçons et les filles sans parent et les intégrait à son armée sous le nom de “Cerbères”. Graduellement et contre toutes les conventions nobiliaires, il accorda à ces enfants de rien des titres, devenant lui-même le comte en Vaunes. Certains de ces enfants devinrent des personnages illustres -comme Victor Cerbère qui prit le nom Casielli et fut nommé général des armées d’Avhor- tandis que d’autres sombrèrent et devinrent des monstres hérétiques -comme Allan Cerbère, chien de guerre au service du Vinderrhin. Peu avant la Guerre des deux Couronnes, Adolf, considéré par la majorité du royaume d’Ébène comme un psychopathe sanguinaire, commit l’irréparable et rompit le Pacte du vin au palais d’Yr. Par la suite, il prit la fuite vers le Vinderrhin, devenant avec plusieurs de ses laquais Cerbère un seigneur hérétique. Celui-ci devait revenir chercher vengeance en Ébène en 322, mais c’est là une autre histoire.

Pendant plusieurs années, Vaunes fut sous le commandement des Cerbères. Toutefois, un à un, prouvant leur folie et leur félonie envers l’Ébène, ils chutèrent et moururent. En 322, ce fut finalement Valérian Ronce-Coeur, un ambitieux érudit de Fulcieu, qui se hissa à la tête de la région. Encore une fois, le duc Aldrick Aerann souhaitait vérifier la valeur du prétendant avant de lui attribuer des tâches plus importantes. Ronce-Coeur releva le défi avec brio. Avec l’aide de son entourage, il mit sur pied plusieurs projets révolutionnaires qui allaient changer le visage de Fel en entier.

Le premier fut l’instauration d’un système d’éducation obligatoire. Croyant profondément en la capacité de l’éducation à modeler les esprits, Valérian persuada Aldrick Aerann de lui accorder l’autorisation de construire partout sur le duché des écoles destinées à accueillir tous les habitants de Fel. Même s’il oeuvrait de pair avec la Sage du Zanaïr Ananké Ivarsson, les professeurs embauchés dans ces institutions adhéraient aux idéaux de Fulcieu, leur permettant d’être eux-mêmes chapeautés par la prestigieuse académie de Felbourg-la-Cité et par Yazhid Nazem, renommé savant d’origine pyréenne. Certes, les élèves -enfants ou adultes- de ces écoles devaient y apprendre à lire et compter, mais on en faisait d’abord et avant tout de bons sujets de Fel. Bien sûr, un tel projet nécessita plusieurs années pour être mis en branle et connut certaines dérives. Éventuellement, un manque criant de professeurs se fit sentir, laissant uniquement les Felbourgeois les mieux nantis se prévaloir de ce décret et laissant les plus pauvres dans l’illégalité. Afin de résoudre ce problème, la duchesse Isadora Aerann promulgua en 340 un édit offrant un choix simple aux Felbourgeois : recevoir l’éducation de Fulcieu à l’école, ou servir dans l’armée de Fel. Malgré ces ratés imprévisibles, l’éducation nationale de Fel demeure aujourd’hui un puissant outil stimulant le patriotisme et l’unité de Fel.

Le second fut la création d’une cohorte de spécialistes multidisciplinaires oeuvrant à la “Recherche, Étude et Contre-mesure” des sujets touchant à l’occulte. Au début de la Guerre de l’Avènement, ce regroupement collabora étroitement avec les Sages du Zanaïr afin de débusquer les phénomènes inexpliqués dans le royaume afin d’en contrôler et combattre les effets. Leur premier chantier fut un mystérieux tertre découvert dans les profondeurs de la forêt d’Ébène après un assaut contre le château du Lichthaus. Percé d’un puits depuis longtemps inutilisé, le monticule de terre et d’humus semblait dissimuler un réseau de souterrains d’une taille et d’un âge indéterminés. Pendant des mois, Valérian lui-même, accompagné du chercheur corrésien Freudriech Franckowiak et de l’éclaireuse Gaëlle Aeby, y menèrent des fouilles avec leurs associés du R.E.C. Or, un beau jour, Ronce-Coeur revint seul en ses terres. Jamais plus on ne revit Franckowiak et Aeby se terra dans les Crocs pour le reste de sa vie. On ne sut jamais avec précision ce que la cohorte avait trouvé là-bas et, avec l’apparition des dangereux “Insoumis” -des brigands- dans la forêt d’Ébène, on ne put mener de nouvelles fouilles. Néanmoins, lors des années qui suivirent, la cohorte mena plusieurs autres recherches avec l’aide du Zanaïr, même si nul ne sait exactement quelle fut leur nature. Après le départ de Valérian, c’est Éléonore Wissen Ronce-Coeur, sa fille, qui est à la tête de l’organisation aux côtés de son époux, l’alchimiste Nye Ronce-Coeur.

Le troisième et plus imposant héritage légué par Valérian Ronce-Coeur fut définitivement les Forges en Vaunes. Après avoir prouvé sa valeur à la famille Aerann en 323, Valérian obtint le prestigieux titre de Chancelier de Fel. Usant de ses nouveaux et importants pouvoirs de gestionnaire suprême du duché, il fit rapatrier en Vaunes, sur les bords du Delta de Fel, la plupart des industries lourdes de Felbourg-la-Cité et des environs construites autrefois par Gustaf Aerann et la Guilde franche d’Ébène. Autour du bourg de Massilia, situé au milieu de dizaines de courtes mais tumultueuses rivières, il fit construire le coeur des Forges. Par la suite, il harnacha plusieurs autres cours d’eau afin d’en capter la puissance motrice. Grâce à l’énergie hydraulique de ces rivières et aux infinies étendues sylvestres de Vertelande-la-Vieille, il décupla les capacités des machines à vapeur développées par Fulcieu. La Grande Forge, fabriquée à partir d’un mystérieux acier rosé importé de contrées situées au-delà de la Ligue d’Ardaros, constituait le haut-lieu de ce complexe industriel. En somme, l’exploit de Ronce-Coeur ne fut pas de créer une seule et unique fonderie, mais de transformer l’entièreté des tourbières de Vaunes en un incroyable réseau de forges, ateliers, manufactures et routes se renforçant les uns les autres. Dès le début de la Guerre de l’Avènement, des quantités colossales d’équipements militaires -épées, piques, plastron, fers à cheval, boulets, canons, etc.- sortaient à chaque semaine de l’endroit, fournissant l’entièreté des légions de Fel et leur offrant l’avantage face à n’importe quel adversaire. Seul l’approvisionnement en métal pouvait mettre fin aux opérations des industries.

Malgré ces exploits administratifs et techniques, Ronce-Coeur ne reçut jamais réellement les honneurs qui lui étaient dus. En 338, l’homme quitta Felbourg-la-Cité à la tête d’une flottille de cinq navires. Il prit la mer afin d’établir une colonie dans une nation lointaine connue sous le nom de “Heyeraq”. Dans les corridors des palais, on racontait toutefois que celui-ci avait été l’objet de fortes pressions internes l’incitant à quitter Fel. Valérian étant l’époux d’Isadora Aerann, ces insinuations paraissaient plus que suspectes. Cependant, jamais le chancelier ne fut revu après son départ, laissant croire à la véracité de ces dires. À savoir s’il atteignit son objectif chez les Heyeraq, nul ne pourrait le dire.

Sans enfant, Ronce-Coeur laissa le comté en Vaunes privé de comte. Isadora Aerann en profita pour fusionner au territoire des Banches les forêts de Vertelande-la-Vieille, confiant à Lydie Beauclaire, fille d’un proche partenaire de Valérian, Claus Beauclaire, l’intendance des Forges en Vaunes. Privé d’armées qui lui sont propres, la protection du complexe métallurgique repose entièrement sur les forces de la Forteresse du Fils et sur la flotte de Felbourg-la-Cité. Personne ne souhaitant voir le poumon industriel de Fel tomber entre les mains des ennemis, rares sont les endroits aussi bien surveillés et défendus dans le duché.

L’intendante Beauclaire, nommée en 381 comtesse non-héréditaire du comté en Vaunes par le duc Friedrich Aerann, demeure à la tête de la région après l’indépendance de Fel. Cependant, les incessants déversements de déchets en provenance des diverses fonderies et forges combinés aux fumées noires et étouffantes des cheminées consommant le charbon de bois ont fait naître récemment de nouvelles considérations chez les habitants des environs. La pollution, corrompant les tourbières et empoisonnant les rivières, prive peu à peu les sujets de l’endroit de leur santé, créant des tensions entre les industriels à la tête des ateliers et les travailleurs locaux. Après tout, à quoi bon fournir les armées en équipement si c’est pour mourir empoisonné par son propre environnement.

V.COMTÉ DES BANCHES

Au pied des montagnes des Crocs au nord de Fel se profile loin à l’horizon la colossale Forteresse du Fils. Merveille d’architecture et d’ingénierie militaire, ce bastion est depuis le début du quatrième siècle la résidence personnelle de la famille ducale Aerann. À partir de ces fortifications, c’est l’entièreté du duché qui marche au pas, de gré ou de force. Des forêts de Vertelande-la-Vieille à l’ouest à la Baie d’Ambroise à l’est, le comté des Banches donne le ton au plus puissant duché d’Ébène.

Depuis le mariage d’Isadora Aerann, duchesse de Fel, au Monarque en 343, la Forteresse du Fils et le duché lui-même sont passés successivement aux mains d’Aldrich et de Friedrich Aerann. Chacun à leur manière, ceux-ci confirmèrent la position de Fel en tant que pilier du royaume et consolidèrent les politiques visant à créer chez leur peuple un profond sentiment de fierté nationale. L’impérialisme felbourgeois provoqua toutefois un ressac au sein du royaume et, en 381, le Duché de Fel acquit de nouveau son indépendance. C’est Friedrich Aerann, veuf puis remarié depuis l’été 380 à la duchesse de Laure Vilda Lacignon, qui règne sur le puissant territoire.

-Géographie-

Le comté des Banches, fief personnel du duc de Fel, s’étend de la Laurelanne à l’est à la lisière occidentale des forêts de Vertelande-la-Vieille à l’ouest. Au nord, celui-ci se perd dans les montagnes des Crocs tandis qu’il s’arrête sur les berges du fleuve Augivre au sud. Ayant englobé l’entièreté de la forêt de l’ancien comté en Vaunes (désormais connu comme les Forges-en-Vaunes), il occupe presque l’entièreté de l’île de l’Ours, immense territoire au nord de l’Augivre.

Le coeur des Banches est assurément la colossale Forteresse du Fils, au pied des Crocs. La majestueuse place-forte, joyau architectural de l’ère royale, est le siège du pouvoir ducal. La construction fut lancée par Aldrick Aerann en l’honneur de son fils, Ulrich, aux termes de la reprise de ce qui, jadis, était le palatinat de Felbourg. Elle célèbre, en quelque sorte, le retour de la famille à la tête de ce qui, à son avis, fut la pire injustice de l’Histoire d’Ébène. Sa grandeur et sa solidité sont aussi témoins des traditions familiales qui remontent jusqu’au peuple de Vindh. Depuis le début de son chantier en 315, jamais les travaux d’agrandissement, de rénovation et de fortification ne s’arrêtèrent. Utilisant les contreforts des montagnes des Crocs comme remparts naturels sur ses flancs nord et ouest, la forteresse se dresse telle une masse sombre et surveille la région. Derrière ses deux remparts successifs ponctués de dizaines de tours de garde, plus d’un millier de soldats aptes à repousser un siège pendant plusieurs mois peuvent se rassembler. C’est pour cette raison que, pendant près de cinquante ans, il était prévu dans les plans d’urgence de la Couronne d’Yr que la forteresse serve de refuge à la cour royale advenant une invasion de la capitale d’Ébène.

En dehors des innombrables appartements, écuries, salles de réception et foyers, la Forteresse du Fils abrite le mystérieux Mausolée des Dormeurs. Gardé en permanence par les “Veilleurs de l’Oracle”, une maigre troupe de zélotes dévoués corps et âmes à la protection de l’héritage du Témoin Ferval, cette construction de marbre noir est scellée depuis des années. On raconte que, au moment du dernier voyage de Ferval, près de deux cents “dormeurs” y reposaient. Les dormeurs, adeptes de la spiritualité du Témoin, croyaient fermement pouvoir échapper à ce monde afin de gagner une sphère d’existence supérieure et parfaite où ils entreraient en contact avec la Vérité. Fondées ou non, ces croyances eurent des résultats tangibles. Les fidèles entreprenant ce voyage, couchés dans les ténèbres du mausolée, s’endormirent pour des décennies. Jamais ceux-ci ne s’éveillèrent, mais jamais leurs corps ne se décomposèrent. Tout comme le corps de Ferval qui vint les rejoindre plus tard, ils semblaient être en “stase”. Aujourd’hui, personne ne détient l’autorisation d’entrer dans le mausolée. Néanmoins, avant la fermeture définitive des portes, une clochette fut installée à l’intérieur du bâtiment ; si jamais les dormeurs revenaient de leur périple onirique, ils pourraient en avertir le monde extérieur.

Sur une montagne esseulée -le pic de Guttfried- se tient le château que l’on surnomme la Tombe des Jumeaux. Nommé en l’honneur de trois batailles qui eurent lieu à Selbourg entre les forces Aerann et les assaillants de la famille Der Vaast de Laure, la bataille vit l’annihilation de deux légions de cent soldats nommées en l’honneur de deux jumeaux de l’histoire Aerann; la Légion d’Endralphyrr et la Légion d’Endrollmer. Lorsqu’il fit reconstruire le château, Ulrich décida de faire ériger deux statues aux effigies des deux jumeaux : le premier un redoutable guerrier et le second un ingénieur et créateur d’armes de siège. Assez grand pour abriter l’ensemble de la famille Aerann, plusieurs membres de la famille Maetzelder ainsi que plusieurs autres nobles de diverses familles, la Tombe des Jumeaux est la petite soeur de la Forteresse du Fils.

Au sud et à l’est de la Forteresse du Fils prospèrent les bourgs de Selbourg, Rive-Roi et Guet d’Ambroise. Le premier, toujours voué à l’extraction de pierre et de sel, fut pendant des années la chasse-gardée du duc Ulrich Aerann.

Le second, Riveroi, est situé au carrefour des deux principaux fleuves du continent, la Laurelanne et l’Augivre. Bourg satellite de Gué-du-Roi, Rive-roi est l’une des haltes obligées des négociants fluviaux de l’ouest ébènois. Contestée par les seigneurs laurois et felbourgeois pendant des siècles, la ville est en paix depuis le règne de la princesse Vastelle dite l’Érudite, dame de la famille Lobillard de Felbourg-la-Cité. En 380, le second pont de la Laurelanne y fut aménagé, liant par une voie terrestre les terres du duché de Fel à la Franche-Cité de Gué-du-Roi. Tout navigateur souhaitant s’enfoncer dans les terres fait donc face à un choix lorsque vient le temps de poursuivre son périple plus loin : se ravitailler dans l’imposante cité patricienne de Gué-du-Roi, ou se contenter d’un modeste répit à Rive-Roi. Pour ceux optant pour cette seconde option, c’est un bourg fourmillant d’activités qui s’offre à eux. Sur les quais du port, un marché public couvert fut construit par les soins de la famille Aerann au terme de la Guerre de l’Avènement. Par ces investissements, les ducs de Fel espéraient raffermir les liens commerciaux et politiques entre les dépendances lauroises du duché à l’est et le coeur du territoire à l’ouest.

Ce qui fait la particularité de Rive-Roi est toutefois son impressionnant pont surplombant la Laurelanne et la liant à Gué-du-Roi et initié par la famille Cuthburg. Après avoir été détruit une première fois il y a cinquante ans de cela, il fut habilement et solidement reconstruit en 380. Faisant un judicieux usage des arches et des pavées basculantes, la construction peut, dans certaines de ses sections, libérer la voie fluviale afin de laisser circuler les navires les plus imposants. En ses parties inamovibles, divers artistes réputés -tel le célèbre Charles-Édouard Arouet- ont peint des fresques murales et disposé des statues de bronze s’harmonisant avec la travée de roc noir des Crocs. Symbole de la puissance de Fel, ces oeuvres rappellent aux passants les héros légendaires que furent Endroller, Endralphyrr, Vindh et même le premier duc de Fel Aldrick Aerann. Bien sûr, cet axe attira rapidement son lot de marchands avides de tirer profit de cette route commerciale obligée. Les premiers d’entre eux furent les Pharmacies de Sabran qui, au moment même de l’inauguration du pont, ouvrirent les portes de leur boutique d’herbes et de pharmacopé.

Bien sûr, la position stratégique de Rive-Roi et de son pont forcèrent Fel à fortifier massivement la région. Afin de prévenir les blocus fluviaux, des canons longue portée furent installés dans les sous-niveaux de la construction. Le maniement de ceux-ci fut par la suite confié au régiment ducal Älvströmmann. Formée en 379, cette troupe était la première de ce type au sein des terres de Fel. Patrouillant les importants affluents du continent, ce régiment fut spécialement conçu et entrainé pour rapidement porter main-forte à des escouades installées à proximité de voies maritimes, notamment celles de Felbourg-la-Cité et Guet d’Ambroise. Älvströmmann, signifiant «Guerriers des flots», fut ainsi nommé en raison des féroces et disciplinés marins qui colonisèrent Gué-du-Roi (Vaer) et les environs, bien avant l’ère royale. Leur fierté, ténacité et honneur résident toujours dans les coeurs de leurs descendants.

Fait à noter, au sein de la baronnie de Rive-Roi, le fief de l’Aubeboisé regroupe les champs et hameaux à l’est du bourg, le long de la Laurelanne jusqu’à la rivière du Fils, au nord. En quelques années à peine en 379, la baronnie gagna en importance grâce aux efforts assidus de son seigneur, l’ambassadeur Siegbald Cuthburg. Le fief retient son nom d’un magnifique boisé entretenu se trouvant tout près du bourg de Rive-Roi. Ce serait en ce lieu que le Roi Prophète se serait reposé et se serait recueilli jusqu’à l’aube, avant sa traversée historique de la Laurelanne. Ce site est considéré comme un endroit sacré que les prêcheurs de la région préservent méticuleusement. Autre que le boisé et les fermes, sur une colline, un modeste manoir seigneurial se dresse. Avec ce que plusieurs disent la meilleure vue de la région, avec les imposantes montagnes des Banches à son nord-ouest, Rive-Roi à son sud et les murs de Guet-du-Roi à l’est, les balcons du deuxième étage offrent une vision impressionnante des environs, surtout au couvert de la nuit, à la lumière des lampions des deux cités opposées. Depuis la reconstruction du Pont de la Laurelanne, l’Aubeboisé abrite aussi un des plus importants ports commerciaux de ce côté de la Laurelanne. Situé tout juste à l’est des murs de Rive-Roi, ce quai est dévoué à la réception et l’envoi de biens commerciaux, ainsi qu’à la construction de traversiers, barges et autres navires de transport.

Enfin, Guet d’Ambroise est à la fois un point de rencontre des émissaires d’Yr et un port donnant sur la Baie d’Ambroise et la capitale d’Ébène. En permanence, une flottille y mouille, prête à venir en aide aux représentants officiels de Fel sur la baie. Dans les trois cas, ces villes ont su tirer profit de l’élévation des Banches au statut de fief ducal. À l’abri des raids grâce aux armées de la Forteresse du Fils, jouant le rôle de halte pour les riches dignitaires allant remettre leurs doléances au duc de Fel, elles sont devenues des agglomérations respectables où, malgré la faible présence de ressources de valeur, il fait bon vivre.

À l’intérieur des terres, notons l’existence du bourg spirituel de Valcourt, anciennement haut-lieu de la congrégation de l’Ordre de l’Illumination sous le Primat Gilbert Fallières. Réputé pour ses vergers et ses cloîtres paisibles, Valcourt est l’une des rares villes religieuses des Banches. Toutefois, en 379, l’harmonie de cette communauté fut compromise lorsqu’une dénommée Vahessa l’Ancienne, une vieille religieuse réputée pour son amour du peuple et son dévouement envers la cause des indigents, fut célébrée par la petite noblesse régionale et les ecclésiastiques de la cité d’Yr. Si l’événement plut grandement aux dignitaires en présence, il fut perçu par la population de basse extraction locale comme une instrumentalisation de la vie de la vénérable femme (qui soutenait elle-même que la richesse et la vie urbaine étaient des portes ouvertes sur la corruption). La nuit suivant la célébration, Vahessa mourut dans son sommeil, laissant planer un malaise parmi les fidèles envers leurs prêtres locaux.

Plus à l’ouest, ce sont les vastes étendues sylvestres de Vertelande-la-Vieille qui recouvrent la majorité du comté des Banches. Forêt de conifères subissant année après année les dures tempêtes hivernales, celle-ci est réputée pour les périls qu’elle contient. C’est dans ses profondeurs que le duc Ulrich Aerann trouva la mort aux mains de brigands il y a quelques décennies. Depuis, des purges et razzias furent organisées sur les camps de renégats qui s’y trouvent, mais ceux-ci ont su développer avec le temps de redoutables tactiques de guérillas. Néanmoins, la Route de la Reine, traversant d’est en ouest les bois, est jugée la plupart du temps sécuritaire grâce aux efforts constants de l’armée ducale. C’est une chose essentielle car il s’agit là de l’unique chemin terrestre permettant aisément de rejoindre les Forges-en-Vaunes, coeur de l’industrie felbourgeoise.

Finalement, il convient de mentionner dans la Forteresse du Fils la présence des quartiers abandonnés de l’Ordre du Sceptre d’Ébène, tirant ses origines de cette place-forte et du règne de la Reine Isadora. Effectivement, peu après son mariage avec le Monarque, Isadora sélectionna parmi ses meilleurs soldats des armées felbourgeoises des guerriers lui étant fidèles jusqu’à la mort. N’ayant guère confiance envers les gardes valéciens constituant l’essentiel des protecteurs du Monarque, ces vétérans de Fel allaient former sa propre garde personnelle. Rapidement, ceux-ci furent organisés en un ordre chevaleresque entièrement dévoué à la protection des reines d’Ébène. Hors du palais d’Yr, ces chevaliers portent l’épée, mais dans l’enceinte des appartements de la souveraine, ils brandissent plutôt des sceptres (ou masses) taillés à même le bois de la forêt d’Ébène. Bien sûr, lorsqu’Isadora trépassa, l’Ordre du Sceptre d’Ébène se voua à la protection de sa fille Adrianna. Plus par habitude que par tradition, la nouvelle Reine décida de conserver cet ordre comme protecteur de ses appartements privés en supplément du Bataillon sacré de la capitale. Cependant, depuis 381 avec la sécession de Fel, l’Ordre du Sceptre a quitté ses quartiers afin d’aller s’établir dans les installations militaires de la Cité d’Yr. La Divine ne pouvant accepter que sa sécurité personnelle soit entre les mains des seigneurs de Fel ayant ouvertement condamné ses prises de position, elle rapatria ces chevaliers. Le duc Friedrich Aerann s’empressa de prendre possession de lieux pour sa propre garde d’élite, la “Garde des Anciens”.

-Histoire-

Depuis le début de l’ère royale, le comté des Banches, au nord du fleuve Augivre, fut le domaine de la famille Aerann. Acculés dans cette région reculée, annuellement happée par l’hiver et cachée à l’ombre des monts des Crocs peuplés de brigands, les seigneurs de l’Ours ne pouvaient aspirer à améliorer leur sort. Les revenus issus de l’extraction de sel et de pierre dans la communauté de Selbourg suffisaient à peine à maintenir leurs armées qui devaient perpétuellement contenir les rebelles au régime Lobillard dans les montagnes au nord.

Par sa position stratégique en terres felbourgeoises, Rive-Roi quant à elle fut historiquement la porte d’entrée du palatinat, puis du duché. Pour les fiers seigneurs du nord de Laure, le contrôle de ce bourg fut une préoccupation constante. Au début du quatrième siècle, au lendemain de sanglants affrontements, l’emplacement fut reconquis par les armées Aerann du comté des Banches, alors sujets de la famille palatine Lobillard de Felbourg. Or, quelques années après, les comtes de Rivelm, Hanem et Vilem en Laure reprirent les assauts. De nouveau, les légions Aerann furent mobilisées sur le champ de bataille. En 275 de l’ère royale, les efforts militaires furent toutefois court-circuités par la politique des Lobillard qui, désireux d’assurer leur place sur le trône d’Ébène, signèrent une trêve avec les Laurois en échange de leur vote à l’élection princière. Par cette entente, Aubertine Lobillard fut élevée en tant que la princesse Vastelle dite l’Érudite, mais Rive-Roi fut cédée. Ce n’est qu’au terme de la Guerre des deux Couronnes, que le prince Élémas IV accepta de rétrocéder le bourg aux Aerann de Fel en remerciement pour leur appui indéfectible.

En 315 de l’ère royale, un premier pont liant les deux rives de la Laurelanne entre Rive-Roi et Gué-du-Roi fut construit par la Guilde des Francs-Marchands de Fel. Merveille d’architecture et d’ingénierie, celui-ci était le symbole de l’ambition dévorante des industrieux marchands de la famille Aerann. Cinq ans durant, la voie pavée de roc noir des Crocs permit le transport de marchandises par voie terrestre entre l’ouest et l’est du pays. En 321, au plus fort des tensions entre le duché autoproclamé de Fel et la Marine des Mérillons de Salvar, la comtesse Astrid Aerann fit exploser le pont afin d’empêcher toute invasion en provenance de Laure.

En 315, peu avant le début de la Guerre des deux Couronnes, les Aerann reprirent aux mains des Lobillard leur titre de famille palatine de Felbourg. Plutôt que d’aller se mêler à la bourgeoisie de Felbourg-la-Cité et risquer de se transformer en ceux-là même qu’ils avaient fait le serment de combattre, les seigneurs des Banches décidèrent de conserver leurs quartiers généraux au pied des Crocs. Avec le soutien de l’architecte de renom laurois Gaston Savagnier, Aldrick Aerann, alors patriarche de la famille, ordonna la construction d’une gigantesque place-forte susceptible de servir à la fois de siège du pouvoir felbourgeois et de forteresse imprenable. Pendant les cinq ans que dura la guerre civile ébènoise (et même au-delà), l’architecte, à partir du château comtal déjà présent au nord de Selbourg, fit ériger une série de murailles, de tours et de nouveaux bâtiments qui devaient éventuellement donner naissance à la plus imposante forteresse d’Ébène : la Forteresse du Fils. Fierté ultime d’Aldrick Aerann, ce bastion avait de quoi faire rougir les seigneurs de Porte-Chêne et de Gué-du-Roi.

Lorsque le duché déclara son indépendance, le duc Aldrick fit venir à la Forteresse du Fils l’entièreté de sa famille proche -enfants et petits-enfants- afin de veiller à sa protection. Dans les cours intérieures des murailles et les salons aux centaines de foyers, nul ne pouvait les menacer. Du haut de leur tour imprenable, les Aerann firent des événements du royaume une vaste partie d’échecs où l’argent, l’influence et la force brute devaient triompher. Avec l’aide de son frère Eckhart I, de ses fils -Ulrich et Gustaf- et de ses filles -Astrid et Polymède, il tira judicieusement avantage des forces de ses vassaux et consolida son duché de sorte que, à la veille de la Guerre de l’Avènement, toutes les doléances de Fel étaient dirigées vers la Forteresse du Fils et nulle part ailleurs. Le pouvoir central et absolu des Aerann était une première dans la féodalité traditionnelle d’Ébène.

En 322, sentant l’étau ébènois se refermer sur son duché, Aldrick tendit la main à un homme depuis longtemps porté disparu du royaume. Ferval, Sage du Zanaïr, maître alchimiste et ancien conseiller personnel du prince Élémas IV, avait été accusé en 316 de félonie envers la Couronne et de meurtre. Tout d’abord emprisonné par le Noble Cercle près de Coeur-de-Sel en Salvamer, il était parvenu à s’échapper peu après. On apprit alors que sa cavale l’avait mené droit vers les déserts du Silud où, grâce à des dons incontestables de devin, il avait unifié les clans disparates des sables. C’est en tant que “Thaumaturge” du Silud qu’il posa donc le pied à Felbourg-la-Cité avec ses milliers de soldats. Quelques jours plus tard, on apprenait avec stupeur que Ferval, bâtard sans famille, n’était nul autre que le demi-frère (aîné) d’Aldrick, ce qui faisait de lui un Aerann. Accueillant ce demi-frère à bras ouverts comme s’il s’agissait d’un ami depuis longtemps disparu, Aldrick accepta de lui accorder le titre de “co-duc” du Fel. Aldrick devait alors régner pendant un an avant de mourir d’une fièvre intense. C’est son fils, Ulrich Aerann, qui prit le titre de co-duc avec son oncle Ferval et mena, en tant que troisième faction de la Guerre de l’Avènement (ne se rangeant ni avec les Républicains, ni avec les Monarchistes), de front la lutte pour la reconnaissance de leur indépendance.

Dès son retour en Ébène, Ferval, considéré par plusieurs comme l’élu du Céleste, connut une ascension fulgurante dans les rangs de la foi célésienne. Tout d’abord reconnu comme l’Oracle de la congrégation mystique des Aurésiens au lendemain de la mort d’Orya la Belle, il propagea des doctrines philosophiques et spirituelles qui lui valurent l’admiration de bon nombre de religieux. Affirmant sans gêne que la vérité se trouvait dans les ombres, qu’il désirait unifier l’humanité dans la paix et la Vérité et qu’il pouvait, à l’aide d’une relique firmori connue comme le “Livre des Morts”, élever les âmes vers d’autres sphères de connaissance, il attira dans la Forteresse du Fils bon nombre de fidèles. Afin d’accueillir ceux-ci, il fit construire un massif mausolé de marbre noir à l’intérieur de la place-forte et en fit son temple de la Vérité. En 342, alors que la Guerre de l’Avènement tirait à sa fin, c’est là que devait reposer éternellement Ferval. Effectivement, lorsque la rumeur de la défaite du cœur des légions felbourgeoises en Hefel filtra dans la Forteresse du Fils, un vent de panique s’installa. Toute une journée durant, on chercha Ferval dans la place-forte afin de s’enquérir de ses conseils, mais l’Oracle demeura introuvable. C’est finalement dans le Mausolée des Dormeurs qu’on le découvrit. Celui-ci reposait aux côtés d’une centaine de Dormeurs éternels gisant sur place. Ferval, fidèle à sa spiritualité propre, avait entrepris l’ultime voyage vers la Vérité, abandonnant son enveloppe charnelle afin d’élever son esprit.

Entre temps, en 324, le co-duc Ulrich Aerann accepta à Fel le retour de Thomas Delorme, jeune homme qui avait été son pupille quelques années auparavant. Ramenant avec lui le nom des Delorme (honni lors de la guerre de Fel contre les Lobillard), le garçon demanda pardon et jura fidélité à la famille Aerann. Ulrich lui confia la gestion de Felbourg-la-Cité et le nomma, ainsi que sa descendance, au titre de comte. Au-delà de ses politiques intérieures visant à consolider le pouvoir familial en Fel (purges et arrestations massives), Ulrich, dit l’Ours de Selbourg, s’impliqua grandement dans la Guerre de l’Avènement, entretenant d’étroites correspondances avec le Républicain Gaspard de Grise, ancien comte des Salimes en Fel et homme qu’il avait toujours grandement respecté. Jusqu’à sa mort, Ulrich estimait que la solution au conflit était de marier sa fille Isadora au chef des Républicains, le prince Élémas V. Malheureusement, il ne verra jamais ce projet se concrétiser car en 339, alors qu’il voyageait dans la direction de la forteresse d’Aiguefosse-en-Vaunes, il fut embusqué et tué par des renégats siludiens.

Rapidement, Isadora Aerann s’imposa comme celle étant capable de succéder à son père et, avec l’appui de Ferval, de reprendre la tête du duché. Il ne fallut que trois ans avant que Ferval ne quitte pour son voyage vers la Vérité, laissant Isadora seule à la tête de Fel. Or, la femme avait depuis longtemps été formée à ce rôle. Étudiante de l’Académie Rozella, mariée au riche et défunt marchand pyréen Camil Nazem puis au chancelier de Fel Valérian Ronce-Coeur, et kidnappée par l’organisation terroriste de l’Ordre, elle avait été toute sa vie durant préparée au poids du pouvoir. Dès son avènement, avec une froideur implacable, elle élimina tous ceux osant remettre en question son autorité sur Fel. Par la suite, elle fit amender le Décret sur l’Éducation de Valérian Ronce-Coeur (permettant à tous les Felbourgeois d’obtenir une éducation civique) afin de forcer les sujets n’ayant guère les moyens financiers de fréquenter les écoles du duché de servir dans l’armée ducale. Ronce-Coeur ayant quitté le royaume après que de fortes pressions aient été effectuées sur lui en 339, Isadora devenait la “Duchesse de Glace”, une femme deux fois veuve au coeur froid.

En 343, suivant partiellement la stratégie de son père, Isadora, désormais seule duchesse de Fel, organisa des rencontres secrètes avec les représentants du Guérisseur couronné. Contre toutes attentes, on annonça peu après que celle-ci épouserait le Monarque, devenant la première Reine d’Ébène. L’alliance de Fel (et de ses alliés) et des Monarchistes devait sonner le glas des forces républicaines. Peu après, des dizaines de milliers de soldats s’affrontaient à Mons, forçant les Républicains à parlementer avec la Couronne.

Le lendemain du mariage royal en 343, Isadora revint à la Forteresse du Fils pour nommer officiellement Aldrich Aerann, son demi-frère et fils d’Ulrich, celui qu’elle avait depuis longtemps eu pour élève, duc de Fel. Élevé dans une voie plus avant-gardiste que ses aïeuls, le jeune homme, alors âgé de 28 ans, veilla à créer de forts liens entre les familles importantes du duché. Dans son esprit, l’unité de Fel passait par la création d’une toile de mariages entre familles nobles. D’abord, il maria lui-même une Ozberth -Abigaëlle- fille d’Uwe Ozberth et de Sasha Kardayac. Les Ozberth, très ancienne lignée au service des Aerann, se voyaient ainsi récompensés pour leur loyauté. Ensuite, il proposa une union entre son bien-aimé frère Enrich et la jeune Charlotte Delorme. Enfin, il maria sa soeur, Katarina, à Benjamin d’Iscar, fils bâtard de Salomond l’Avisé du Sarrenhor.

Aldrich mit aussi en oeuvre plusieurs réformes qui, en plus de dynamiser et actualiser les efforts qu’avait fait Valérian Ronce-Coeur dans les domaines de la métallurgie et de l’éducation, unifiaient Fel. Entre les Manufactures Aerann (héritages de Gustaf Aerann) et les Forges en Vaunes de Ronce-Coeur, une économie forte axée sur l’industrie lourde et l’armement put naître. Au même moment, mettant l’accent sur la création d’un sentiment national felbourgeois, le pugilat devint un sport “national”. Mise en action par la famille Ozberth à Felbourg-la-Cité, la Ligue de Pugilat de Fel devint un phénomène couru nourrissant lui-même les équipes de Calcio locales.

Toujours présente aux côtés de sa famille, Helenn, la mère du duc et veuve d’Ulrich Aerann, s’éteint en 353, emportée par une maladie virulente qui ne put être évitée. Heureusement, elle avait eu le temps de connaître la naissance du jeune Friedrich, né plus tôt cette année-là. Elle savait donc que la lignée était assurée. C’est à l’âge de 18 ans, en 371, au décès de son père, que Friedrich hérita à son tour du titre de duc de Fel. C’est aussi en cette année qu’il fut marié à Scarletine de Fern, de plus de trente ans son aînée, dans un geste politique entre le Duché des Crânes et de Fel. Sa mère, Abigaëlle Ozberth, allait l’accompagner et le conseiller jusqu’à l’âge de 63 ans, en 378, où elle mourut d’une crise cardiaque.

Durant les premières années de son règne en tant que duc, le jeune Friedrich fit montre de beaucoup de talent diplomatique et s’avéra un guerrier redoutable doublé d’un tacticien audacieux (peut-être trop parfois). Tout près de lui, en fidèles alliées, Adélisa et Romaella (ou Adé et Romy), ses deux le servaient comme fidèles conseillères. Jusqu’en 380, le duc fut veuf depuis la mort de Scarletine de Fern en 377. Le décès de cette dernière vint créer un doute sur l’alliance avec le Duché des Crânes, rendant précaires les relations entre les deux ducs incarnant l’esprit même de leurs territoires. Cependant, à l’été 380, le remariage de Friedrich Aerann devait bouleverser le royaume d’Ébène tout entier.

Après près d’un an de rapprochements avec le Symposium des Braves et la famille Lacignon de Gué-du-Roi, le duc de Fel se vit proposer par son proche conseiller et ambassadeur à Yr, Siegbald Cuthburg, une alliance maritale avec la comtesse du Bleu-Comté en Laure et fille du Gardien de Gué-du-Roi Étienne Lacignon, Vilda Lacignon. Après plusieurs réalisations conjointes et l’édification du Pont de la Laurelanne réunifiant Rive-Roi à Gué-du-Roi, ce mariage semblait aussi naturel que logique. Or, dès que la nouvelle de sa concrétisation filtra au palais d’Yr, des courtisans laurois sonnèrent l’alerte. Pour cette faction menée par la famille absolutiste Blancgivre, le Duché de Fel était un vorace géant n’aspirant qu’à poursuivre sa conquête de Laure après la prise des comtés centraux laurois lors de la Guerre de l’Avènement. Une violente campagne de propagande débuta donc autant dans la Cité d’Yr qu’à Laure et fit du duc Aerann un vaniteux et machiavélique seigneur conspirant avec les Lacignon afin d’assimiler le coeur du royaume.

Réagissant à ce que ses courtisans absolutistes lui avaient décrit comme une menace à sa toute-puissance, la Reine Adrianna intervint afin d’imposer ses conditions au contrat de mariage. Ce dernier, incluant des dons de terres en Fel et Laure à la Couronne et la création éventuelle d’un archiduché constitué des deux régions, ne calma pas les passions. Au contraire, en Lotec et en Hessifiel, fiefs cédés à la souveraine, des complots et révoltes éclatèrent. Quant à la simple perspective d’un archiduché, elle galvanisa la cause des opposants laurois au mariage. À l’hiver 381, Laure fut déchirée entre le nord -sympathique aux Lacignon et au mariage- et le sud -absolutiste et opposé à l’alliance- et sombra dans une guerre civile. Ce n’est qu’à la fin du printemps que le conflit s’atténua sous le coup des menaces extérieures tirant profit des affrontements internes.

L’une des conditions de la fin du conflit en Laure était l’exil de la comtesse Vilda Lacignon et, conséquemment, une prise de position claire contre le Duché de Fel. Préférant quitter ses terres de Bleu-Comté plutôt que de les exposer aux flammes de la guerre, Vilda gagna donc la Forteresse du Fils. Bien que fragile, la trêve entre Fel et Laure (et la Couronne d’Yr) permettrait peut-être d’éviter un conflit armé d’envergure dans l’ouest du royaume. La Reine Adrianna devait malheureusement en décider autrement. À l’automne 380, la Reine Adrianna avait été la cible d’une tentative d’assassinat lors d’une chasse royale à Hefel, en Laure. L’aspirant régicide était un dénommé Perceval Després, écuyer au service du fidèle absolutiste Ludovyk Gramont. Au terme de longues semaines d’interrogatoire, le secret des motivations de Després fut enfin dévoilé. Contacté à l’insu de son tuteur par le duc de Fel et cousin de la Reine, Friedrich Aerann, le jeune homme à l’esprit simple avait été persuadé que la source des souffrances du royaume résidait dans la Reine elle-même. Il n’en fallut pas plus pour inciter ce dernier à passer à l’action en tentant d’éliminer la cause des malheurs d’Ébène.

La Couronne somma au printemps 381 le duc Aerann de se rendre au palais d’Yr afin de répondre de ces accusations. Pour le puissant noble, déjà pris pour cible par la propagande absolutiste le désignant comme le principal responsable de l’instabilité politique lauroise à ce moment, ce fut l’insulte de trop. Pire encore, dans les semaines précédentes, une escouade d’assassins dirigée par le frère de la Reine, le prince et juge royal Elzémar Desflots, avait réussi à s’infiltrer dans la Forteresse du Fils pour y tuer sauvagement Stanislas Aerann, un bâtard pourtant pardonné ayant quelques années plus tôt enlevé la vie du second frère de la Reine, Adhémar Desvents. Dans une déclaration fracassante prononcée en plein soulèvement d’Yr, l’ambassadeur felbourgeois à Yr, Siegbald Cuthburg, décréta la sécession du Duché de Fel et invita les seigneurs ébènois à se libérer du joug des conspirateurs d’Yr manipulant l’esprit de la Très Divine Adrianna. Dans un même élan, il annonça un mariage entre la soeur du duc de Fel, Adélisa Aerann et la Valécienne Judith de Relmont, membre de la prestigieuse et influente famille de Relmont de Fondebleau. Le Val-de-Ciel, lui-même ciblé par plusieurs initiatives du clergé d’Yr questionnant son hégémonie spirituelle, entretenait alors des relations tendues avec la capitale. Cette alliance venait confirmer la rupture entre Yr et deux de ses plus puissantes provinces. Reprenant le flambeau d’une Reine contestée, Felbourgeois et Valéciens offraient désormais une alternative politique et militaire aux provinces d’Ébène. La Couronne d’Yr, affaiblie par des années de guerres et de scandales, ne pouvait étouffer ces voix.

Après ces événements, le Duché de Fel embrassa pleinement la réputation que les propagandistes laurois lui avaient attribuée. Dans les coulisses du pouvoir felbourgeois, on raconte que Friedrich Aerann était animé d’une haine profonde et féroce envers ceux et celles ayant osé lui prêter des intentions fallacieuses et contestant la légitimité même de son mariage avec Vilda Lacignon (qu’il soutient encore à ce jour comme valide). Jusqu’à la fin de l’année 381, les légions de Fel commencèrent une longue manoeuvre d’encerclement de l’île de Gué-du-Roi en sécurisant le Bois-du-Duc et en s’emparant de la ville fortifiée de Mons, de l’île de Vastelle et du fief de Jouvence en Laure. Profitant de la faiblesse des Laurois occupés à gérer les incursions sarrens au sud et se défaire de l’annexion du Bleu-Comté et de Vallon par Askan Raï de Casteval, les redoutables armées et flottes felbourgeoises démontrèrent leur supériorité numérique et technologique. Toutefois, depuis la chute de Jouvence, l’avancée semble être interrompue.

À l’automne 382, une annonce émergea toutefois de la Forteresse du Fils et fit de plus grands remous qu’une invasion militaire : cloîtrée dans ses quartiers depuis deux saisons, Vilda Lacignon apparut publiquement aux côtés de son époux et présenta à la cour ducale un nouveau-né. Le nourrisson, une fillette d’à peine quelques jours, fut annoncée sous le nom d’Isadora Lacignon et fille du couple ducal. Tel qu’indiqué par le contrat de mariage, l’enfant étant de sexe féminin, il prenait le nom de Lacignon et était destiné à hériter de l’archiduché de Fel et Laure. Afin de rappeler la glorieuse ascendance du bébé (et en pied de nez à la Divine Adrianna), le prénom “d’Isadora” lui fut attribué. Encore inconsciente de la destinée qui l’attendait, Isadora Lacignon était désormais la pièce maîtresse des revendications de Fel.

VI.COMTÉ DU CHÊNE ARDENT

Autrefois constitué des comtés de Chêne d’argent et des Salimes, le vaste comté de Chêne ardent fut rasé par la comtesse sanglante Astrid Aerann lors de la Guerre de l’Avènement en réponse à une rébellion manquée. Auparavant sous le contrôle des familles de Grise et Delorme, la région a toutefois renoué avec son passé et regagné de son prestige. À l’image du peuple de Casteval dont elle est la descendante, la noblesse de la région entretient de nouveau ses colorés châteaux floraux, champs de lavandes, jardins d’ormes et de chênes et vignes sucrées. Dans la froideur et la grisaille d’un Fel industriel et centralisé autour de la Forteresse du Fils, le comté de Chêne ardent est un vent de fraîcheur pour n’importe quel voyageur et un grenier céréalier et maraîcher pour le duché.

C’est Gaspard Visconti, fils du défunt Connétable d’Ébène Hadrien Visconti et de la comtesse Arabella Champagne, qui règne sur le comté. Patriote d’Ébène avant d’être un serviteur de Fel, il est le fier porteur des traditions régionales et se trouve dans une position précaire depuis l’indépendance du duché.

-Géographie-

Le comté de Chêne ardent est composé des comtés historiques du Chêne d’argent et des Salimes. Celui-ci s’étend des berges occidentales de la Laurelanne jusqu’à la Mer Blanche, et des limites nord du comté d’Orferac au fleuve Augivre.

À l’est se situe la région des Salimes, irriguée par les rivières des Branches se jetant dans la Laurelanne. Le climat y est doux et le paysage plat, exception faite, bien sûr, du piton rocheux de Reval -où se dresse l’ancien fortin de Gaspard de Grise- surplombant les rivières au nord. Contrairement à certaines régions felbourgeoises, le sol des terres y est fertile et permet une production agricole de subsistance. On dénote une importante quantité de vergers où poussent des fruits saisonniers. À travers les champs et les plantations, on trouve quelques hameaux où œuvre une modeste classe d’artisans. Sur les rives, on aperçoit également des villages de pêcheurs et quelques comptoirs commerciaux faisant du commerce avec la Franche cité de Gué-du-Roi et du palais en Hefel sa principale priorité. Malheureusement, la présence d’immenses étendues boisées près des Branches (qui en tirent leur nom) permet encore aujourd’hui à des nombreuses compagnies de coupes-gorges de faire fortune. Près du hameau de Berge-aux-Écumes, certains d’entre eux se plaisent même à se qualifier de “Héritiers de la République”, pillant les voyageurs du duché afin de faire renaître à partir de ces forêts la cause de Gaspard de Grise.

Il existe deux catégories de population bien distinctes dans les Salimes. Celles-ci se trouvent divisées par leurs situations géographiques et leurs secteurs d’activités. La première est constituée des habitants des terres situées à l’ouest de la région. Ceux-ci y pratiquent l’agriculture et entretiennent les vergers. On y retrouve également certaines familles d’éleveurs de chèvres et de vaches profitant d’un relief favorable. Cette population rurale n’est toutefois pas en mesure de faire compétition économique aux artisans peuplant les hameaux et bénéficiant des profits du commerce et de la transformation des ressources passant par la route commerciale menant vers les gués de la Laurelanne. C’est cette classe qui, en quelque sorte, constitue l’élite économique de l’intérieur des terres de la baronnie. Sur les rives, l’élite commerciale se trouve dans la classe de marchands profitant du commerce existant le long de la Laurelanne. Au cours des derniers siècles, ils ont fortement contribué à l’établissement de comptoirs commerciaux dans le secteur.

Dans tous les cas, malgré les saccages opérés par Astrid Aerann lors de la Guerre de l’Avènement, on retrouve encore dans le comté de Chêne ardent une préséance d’une architecture rappelant les tours effilées et gracieuses de Casteval. Ses élites, plus près du raffinement des Torrense que des massifs et utilitaires constructions du peuple de Vindh, se font un devoir de préserver leurs traditions ancestrales. Futiles occupations pour les seigneurs de l’Ours, la culture de la vigne, l’industrie vinicole qui est rattachée et l’hybridation des fleurs rares ne cessent de monopoliser les discussions des habitants. Ce n’est pas un hasard si les noms de plusieurs hauts-lieux de la région découlent de cette passion : Pierre-Fondant, Castel les Vignes, et bien sûr, le prestigieux Castel les Fleurs au sud des Branches où siège le comte Gaspard Visconti.

À l’ouest des Branches, offrant une magnifique vue sur les eaux, la région du Chêne d’argent est redevenue aujourd’hui l’une des plus belles et florissantes campagnes felbourgeoises. Lavande, coton, orge et blé s’étendent à perte de vue, offrant aux abeilles des nombreux apiculteurs qui y résident des sources de butinage diversifiées et constantes. Si les destructions des années 330 laissèrent de profondes cicatrices sur les jardins d’ormes et de chênes argentés caractérisant ces terres, les jardiniers et envoyés du comte de Felbourg-la-Cité, Thomas Delorme, soucieux de redorer le blason de ce qui fut autrefois le domaine de sa famille, se sont acharnés depuis trente ans à reconstruire le paysage local du centre du comté. Des hameaux paisibles comme la Seigneurie d’Argent, le Chardon, Roseroc, Mercoeur et Masseau offrent de nouveau des havres de paix vivant au rythme des saisons.

Les sujets des plaines de l’ouest sont des gens fiers et chaleureux. On peut souvent entendre dans les rues de Roseroc et dans les champs de lavande que “le bonheur se trouve dans les petites choses” et qu’il “appartient à ceux qui savent le cultiver”. Leurs valeurs se traduisent généralement par les mêmes que la famille régente : éducation, prospérité et hardiesse. Ces gens sont capables de mettre la main à la pâte aussi bien qu’ils savent s’amuser le moment venu. Chaque automne, les marchands ouvrent le Marché estival. Le vendredi soir et deux jours durant, une fête propre à la région est organisée pour rendre grâce au Céleste pour les récoltes cueillies tout le long de l’été. Des feux de joie sont allumés, la bière coule à profusion et de la musique du folklore emplit les rues de son enivrante allégresse. C’est l’événement le plus attendu de l’année et on y accueille même quelques voyageurs.

À l’est de ces prairies verdoyantes, la rivière de la Sève se détache des Branches afin d’alimenter ce qu’il reste des Manufactures de Gustaf Aerann qui y opéraient autrefois. Même si la majorité des ateliers et métallurgistes furent déménagés vers les Forges en Vaunes lors des dernières décennies, des artisans locaux s’acharnent à y préserver l’oeuvre du fondateur de la défunte Guilde franche d’Ébène. Étroitement partenaires des érudits de Fulcieu, les forgerons et ingénieurs qui y résident sont souvent même à l’avant-garde des techniques de l’industrie. Les découvertes et méthodes qui y sont développées sont fréquemment vendues aux Forges en Vaunes qui, par la suite, les déploient à plus large échelle.

C’est aussi à proximité de Rivesang, prêt à être déployé aux quatre coins du duché, qu’est stationné le Régiment ducal de l’Ours. Organisé autour d’une élite chevaleresque issue des traditions guerrières felbourgeoises, il mobilise majoritairement des soldats du peuple ne pouvant s’acheter les services de professeurs de Fulcieu afin de s’éviter le service militaire et des Pyréens aspirant à acheter leurs privilèges en Fel. Ces derniers, privés du droit de servir en tant qu’officiers, sont habituellement regroupés à l’intérieur d’une seule compagnie appelée “Cohorte étrangère” et usant de stratégies propres à leur peuple. Dès l’arrivée des exilés pyréens au lendemain de l’éruption de l’Iniraya en 323, il fut clair pour les Aerann que ces individus ne pourraient combattre sous les mêmes étendards que les “vrais” Felbourgeois. Cela mena quelques années plus tard à la création de cette Cohorte étrangère à la fois renommée par ses exploits et méprisée par les officiers.

-Histoire-

Lors de la lointaine ère de l’Avant régnait sur la citadelle de Casteval et des environs près de Cassolmer la tristement célèbre famille Torrense, à l’origine de l’un des seuls récits faisant état d’un bris du “Pacte du vin” à cette époque. On raconte que, lors d’un banquet tenu en l’honneur de sa fille, un seigneur Torrense de Casteval fit ébouillanter à l’huile chaude en plein repas une délégation de représentants des Mérivar de Salvar. Alors que ces derniers leur prêtaient leur entière confiance, les Torrense trahirent donc le Pacte du vin et blasphémèrent contre le Céleste et l’humanité. La rumeur de cette félonie se propagea promptement dans les rues de Salvar et, en l’espace de quelques semaines, une coalition d’armées en provenance des quatre coins des terres se dressait devant les murs de Casteval. Cependant, le Céleste avait déjà jeté son dévolu sur les damnés de la ville ; la peste rouge avait frappé de plein fouet les serfs et les vassaux des Torrense, laissant dans son sillage un cortège macabre. Les seuls qui survécurent au fléau et allèrent s’établir à l’ouest -à Fel et Laure- furent ceux qui fuirent le château lors du banquet dans l’espoir d’obtenir le pardon du Céleste. Nul ne devait plus prononcer le nom des Torrense avant des siècles.

Les habitants du sud du duché traditionnel de Fel sont pour la plupart les descendants de ces exilés de Casteval. Contrairement à Laure où ils se fondirent avec une aisance relative parmi le peuple de Vindh occupant déjà le territoire, en Fel leur arrivée donna lieu à une ségrégation presque instinctive de la part des autorités. Au nord, soit à Felbourg-la-Cité, dans les Banches et en Vaunes, le peuple de Vindh demeura tout puissant, tandis que, dans le sud, une nouvelle chevalerie naquit dans les régions de Jéranbourg, Orferac, des Salimes et du Chêne d’argent. Bien sûr, la population elle-même était mixte, mais ses élites tendaient à se séparer le territoire selon cette logique. Parmi cette chevalerie nouvelle qui naquit du contact des deux cultures, les familles de Grise et Delorme se démarquèrent rapidement.

Les origines de la famille de Grise et de son blason -la double rose- remontent à la colonisation même de l’est de Fel, sur les berges de la Laurelanne et à proximité des rivières des Branches. On raconte qu’à l’époque, le fils du premier baron, Arsène de Grise, escalada la colline du Reval avec un ami. Le malheur l’ayant fait glisser, le jeune seigneur put freiner sa chute en s’accrochant à un rosier poussant à flanc de falaise. Sur le rosier, deux fleurs : l’une rouge, l’autre blanche. On dit que le baron, après avoir entendu l’histoire de son fils, décida promptement d’adopter ce symbole comme blason officiel de la famille. Avec les années, les de Grise s’installèrent confortablement à la tête des terres environnantes à partir de leur palais, aussi nommé Reval. Ceux-ci établirent leur prestige par l’élégance, l’horticulture ostentatoire et la connaissance académique. La collection familiale de parchemins contenue dans la bibliothèque de Reval fut de tout temps considérable et à l’image de cette noblesse raffinée. Cette tendance fit d’ailleurs des petits au cours de l’ère royale en donnant naissance à de nouveaux châteaux et manoirs dans ce qui allait devenir le comté des Salimes : Pierre-Fondant, Berge-aux-Écumes, Castel les Vignes, et bien sûr, le prestigieux Castel les Fleurs. Néanmoins, malgré l’influence indéniable des de Grise dans la région, c’était la famille d’Ambroise -liée par d’anciennes unions à lignée éponyme d’Avhor- qui historiquement occupait le titre de comte des Salimes. Des siècles durant, les vassaux à la double fleurs servirent fidèlement leurs seigneurs.

Plus à l’ouest de là, dans ce qui fut connu pendant longtemps comme le comté du Chêne d’argent, la famille Delorme fit valoir son nom. La première Delorme à s’élever dans la bourgeoisie felbourgeoise fut Anne Delorme, une honnête marchande qui fit sa renommée grâce au négoce de textiles. Par la suite, le nom des Delorme fut associé à celui de la Banque d’Ébène après l’achat de vastes entrepôts en Felbourg-la-Cité. Égale en raffinement aux de Grise, c’est toutefois par l’argent que la famille Delorme maintint son statut dans le palatinat. Par un audacieux jeu de négociation, d’achats, de ventes et de rachats, elle parvint à acquérir des terres au sud de la métropole. La Seigneurie d’Argent, la baronnie du Chardon, l’île de Jointville, le hameau de Rivesang et même l’île de Nim dans le Delta de Fel tombèrent sous sa coupe. La famille Aerann, refusant avant l’ère royale de récompenser l’acquisition de ces territoires par l’octroi d’un titre nobiliaire, écartèrent pendant longtemps les Delorme du pouvoir. Ce n’est qu’à l’arrivée du Roi-Prophète et à l’avènement de la famille Lobillard comme palatine de Felbourg que les Delorme furent élevés au rang de comtes du Chêne d’argent.

Stables et prospères pendant près de trois cents ans, les comtés des Salimes et du Chêne d’argent furent les greniers du palatinat de Felbourg. C’est au début du quatrième siècle que l’harmonie devait être rompue au moment de la guerre civile de Fel. Les Delorme, rejoignant le camp de la famille palatine Lobillard, souffrit énormément du conflit, se voyant forcée d’abandonner précipitamment ses terres en 315 afin d’éviter le couperet des Aerann. Derrière eux, leurs possessions et propriétés furent saccagées et incendiées afin de faire comprendre à la bourgeoisie du palatinat que son règne venait de s’achever. Quant aux de Grise, ils se tinrent en équilibre sur la mince ligne séparant les Aerann des Lobillard. Renversant subtilement la famille comtale d’Ambroise, ils s’approprièrent le pouvoir des Salimes. Par la suite, tandis que les armées du nord et du sud combattaient dans les campagnes, ils s’emparèrent de Felbourg-la-Cité en plaidant des considérations humanitaires. Ce furent leurs principaux représentants -Gaspard, Grégoire, Richard et Godefroy- qui remirent de leurs propres mains les clés de la métropole à Aldrick Aerann lorsqu’il se présenta devant eux avec son armée.

Au lendemain de la guerre civile, le comté du Chêne d’argent fut attribué à Astrid Aerann, fille d’Aldrick Aerann, afin qu’elle y rétablisse l’ordre (dans le sang si nécessaire). Au fil des purges et des exécutions publiques, celle qui devait devenir la “Comtesse sanglante” établit son autorité. Pendant ce temps, les Salimes demeuraient étonnamment épargnées par les aléas des conflits du royaume. Gaspard de Grise, désormais influent en Felbourg-la-Cité, fonda une assemblée des nobles visant à faire contrepoids au pouvoir centralisateur des Aerann. Grâce au génie politique de ses dirigeants, le peuple de l’est préserva son mode de vie et ses richesses. Entre les soirées mondaines, les grands crus des vignobles locaux et les jardins fleuris, les Salimes vivaient sur du temps emprunté.

En 322, Aldrick Aerann proclama l’indépendance de Fel. Le Chêne d’argent, déjà maté par les soins d’Astrid, entra dans les rangs et contribua à l’effort de protection des frontières malgré la réticence manifeste de la petite noblesse à combattre la Couronne d’Ébène. Dans les Salimes, la situation fut plus tendue. Ne pouvant tolérer que les Aerann accaparent l’entièreté des pouvoirs en Fel et quittant le royaume, Gaspard de Grise s’opposa à la volonté du nouveau duc. Immédiatement, il fut forcé à l’exil vers Laure afin de sauver sa vie. C’est son intendante plus modérée, Arabella Champagne, qui hérita des responsabilités comtaux des Salimes. Tout en gardant le contact avec son ancien maître, elle obéit aux volontés de la Forteresse du Fils afin d’éviter à ses terres d’être prises pour cibles par la fureur de l’Ours. Tragiquement, le destin devait à partir de ce moment s’acharner à détruire dame Champagne.

En 323, Arabella fut enlevée par certains seigneurs du nord de Fel -Horace Lenoir le premier- pour des raisons inconnues. Il fallut deux mois de recherches pour retrouver la dame qui présentait les signes d’un étrange traumatisme. Face à cette demoiselle en péril, le commandant du Bataillon sacré et réputé Républicain Hadrien Visconti, décida de la prendre sous aile et de veiller à sa protection. Cette relation devait aboutir, moins d’un an après le déclenchement de la Guerre de l’Avènement, sur leur mariage. Cette union sonna immédiatement la fin des prétentions d’Arabella sur les Salimes. Le duché de Fel s’opposant autant aux Monarchistes qu’aux Républicains, il était inconcevable, malgré les bonnes relations personnelles entre le nouveau duc Ulrich Aerann, dame Champagne et Gaspard de Grise, d’ouvrir la porte de l’est du duché à des intérêts ennemis.

Afin de maintenir l’ordre, la comtesse Astrid Aerann vit son territoire élargi afin de s’étendre à la fois sur le Chêne d’argent et les Salimes, devenant la comté du Chêne ardent. Pendant une dizaine d’années, cette judicieuse décision permit de garder dans les rangs le coeur du duché. Cependant, Gaspard de Grise, Arabella Champagne et Hadrien Visconti, siégeant à Gué-du-Roi, n’abandonnèrent pas leur lutte. Activant leurs réseaux de contacts, ils fomentèrent une rébellion destinée à ouvrir aux armées républicaines la porte des Salimes et, par la suite, de Fel. En 336, alors que les légions monarchistes assiégeaient la Forteresse du Fils au nord, les partisans républicains se rassemblèrent à Berge-aux-Écumes, sur la rive occidentale de la Laurelanne. Le plan était simple et efficace : grâce à des barils de poudre noire subtilisés aux armées siludiennes de Felbourg-la-Cité, faire exploser la caserne de patrouilleurs locale, assassiner les sentinelles et ouvrir la voie aux barques républicaines attendant sur la rive opposée à Laure. Malheureusement, ce stratagème ne devait jamais se concrétiser.

On ignore avec précision comment les événements se déroulèrent (à la suite d’une trahison à l’interne ou d’un vulgaire accident?), mais les barils de poudre explosèrent à l’intérieur même de l’auberge des Écumes, repaire des rebelles. À leur arrivée sur place, les soldats Aerann découvrirent promptement parmi les décombres et les morts les preuves d’un complot financé par l’ennemi de Gué-du-Roi et étendant ses ramifications autant dans les Salimes qu’en Chêne d’argent. La réaction d’Astrid Aerann fut aussi rapide que violente. Des mois durant, elle sillonna les comtés et incendia systématiquement les manoirs, châteaux, champs et dépendances de tous ceux qui avaient un jour entretenu des relations avec Arabella Champagne ou Gaspard de Grise. La comtesse s’empara des vivres dans les greniers, des armes et armures du moindre des chevaliers et même des bannières des seigneurs locaux. Lorsque son entreprise prit fin, le coeur de Fel était en cendres.

Ce n’est qu’en 346, au terme de la Guerre de l’Avènement et après des négociations serrées avec le nouveau duc de Fel Enrich Aerann, que le couple Visconti-Champagne put regagner ses terres. Hadrien, désormais Connétable d’Ébène sous le Monarque, se trouvait réintégré à la haute-société du royaume. Quant à Arabella, elle s’était peu à peu repliée sur elle-même, errant et rôdant nuit et jour pendant le conflit sur les fortifications de Gué-du-Roi. Son esprit tumultueux n’avait jamais entièrement guéri de son enlèvement vingt ans plus tôt. Hadrien Visconti, symboliquement épaulé par dame Champagne, succéda donc à Astrid Aerann à la tête du comté unifié du “Chêne ardent” (constitué du Chêne d’argent et des Salimes).

En d’autres temps, cette histoire se serait conclue à ce point. Or, la tragédie devait encore frapper le couple. En 358, Hadrien Visconti revint de sa purge de l’Académie du Zanaïr à Corrèse. Ce ne fut point une épouse paisible et aimante qui l’accueillit en sa demeure de Castel les Fleurs, mais une femme en proie à la folie. Soutenant que son époux était allé à l’encontre de la volonté de la “Reine” (non pas celle d’Ébène, mais une autre), qu’il avait compromis des plans éternels et qu’elle ne pouvait tolérer une pareille insubordination, Arabella poignarda son époux en plein coeur devant les yeux de ses enfants Gaspard, Lucrèce et Bérénice. Avant qu’elle ne puisse s’enlever elle-même la vie, la garde comtale maîtrisa dame Champagne et mit sa descendance en sécurité. Deux semaines plus tard, c’est une Arabella muette mais horriblement droite et fière qui était mise à mort du haut des murs de la Forteresse du Fils. Hadrien, quant à lui, devait recevoir les ultimes honneurs nationaux dans la Cité d’Yr.

Aujourd’hui âgé d’une quarantaine d’années, c’est Gaspard Visconti qui règne sur le comté de Chêne ardent à partir du Castel les Fleurs. Marié à Élaine de Grandeherse de Jéranbourg, il est fidèle à la mémoire d’Hadrien et a beaucoup plus à coeur le bien-être du royaume que celui de Fel. La sécession du duché de Fel en 381 et les guerres contre Laure furent donc pour lui de terribles chocs. Craignant que l’homme ne prenne le parti de l’ennemi, les Aeran de la Forteresse du Fils mobilisèrent dans son comté un important contingent de loyalistes du Régiment ducal de l’Ours afin d’éviter toute conspiration. Au nom du renforcement de la marche orientale, le duc Aerann surveillait étroitement son vassal. Toutefois, les rumeurs rapportent que le spectacle de la folie de sa mère et de l’assassinat de son père aurait profondément ébranlé le comte Visconti et laissé en proie à des habitudes étranges. Les ragots à ce sujet sont multiples, mais aucun ne fut confirmé.

VII.MARCHE D'ORFERAC

La marche d’Orferac est la résultante de la fusion des anciens comtés d’Orferac, à l’est, et de Jéranbourg, à l’ouest. Entièrement soumises à l’intendance de Jéranbourg jusqu’en 381, les terres furent officiellement reconnues comme une marche par le duc Friedrich Aerann lors de la dernière sécession du duché. Pour certains, l’honneur ainsi fait à l’intendant Médéric de Grandeherse, riche marchand de Jéranbourg, constituait une glorieuse promotion. Cependant, selon les fins stratèges politiques, c’était plutôt une façon pour la famille Aerann de lier le machiavélique et ambitieux seigneur de Grandeherse aux serments sacrés de la noblesse.

Bastion du sud felbourgeois, la marche d’Orferac surveille à la fois les armées lauroises de l’autre côté de la Laurelanne à l’est et les hérétiques de la Horde d’Horathot se massant à ses frontières méridionales. C’est grâce à l’imposant Mur de Fel, série de fortins et fortifications aménagés au sud, que les mercenaires au service du marquis de Grandeherse ont réussi à repousser l’avancée des armées sanguinaires en 382. Si les comtés du nord de Fel peuvent jouir de leur prospérité et se targuer de la toute-puissance des légions ducales, c’est grâce aux avaricieux reîtres, marchands et nobliaux d’Orferac qui usent de tous les moyens à leur disposition pour préserver la sécurité du duché, de même que leurs positions et pouvoirs personnels.

-Géographie-

La marche d’Orferac regroupe plusieurs environnements très variés dans ce que furent jadis les comtés de Jeranbourg et d’Orferac.

Sur la côte de la Mer blanche se trouve la grande cité marchande de Jéranbourg. Coeur économique et politique des landes environnantes, son port est devenu un incontournable du commerce dans l’ouest du continent. La gestion politique de la ville marchande est devenue par nécessité un secteur d’influence du marquis Médéric de Grandeherse. Déclaré bourgmestre de la ville après la Guerre de l’Avènement, il oeuvra sans s’appuyer sur les grandes organisations commerciales du royaume. Prônant le libre-marché, le bourgmestre puis marquis tenta d’exploiter de nouveaux filons en s’associant avec n’importe quelle personne intéressée, ce qui en fit la bête noire des guildes ébènoises d’envergure comme l’Union commerciale du Sud et la Banque libre d’Ébène. Cette passion pour les profits rendit la ville riche, mais elle en fit également la proie de malandrins. Peu intéressé à investir de fortes sommes importantes pour “simplement” assurer la sécurité du petit peuple, Médéric a été plus d’une fois accusé d’oisiveté en ce qui a trait à la lutte aux brigands et aux divers criminels qui pullulaient sur ses terres.

La sécurité des riches et des de Grandeherse est quant à elle assurée par la Ligue des Gardes. Basés à Haut-Rivage, un bourg situé dans l’archipel d’îles protégeant la ville des grandes marées, les mercenaires surveillent les installations marchandes monnayant de fortes sommes de ducats. Les bourgeois et nobles sont régulièrement vus se promenant avec leur escorte de la Ligue des Gardes et ces derniers se fraient souvent violemment un passage dans les ruelles bondées de la cité. Fondée par Rosival de Traque, la Ligue des gardes a été reconnue pour avoir protégé le Roi-Guérisseur pendant une grande partie de son règne. Irréprochable dans tous ses contrats, l’organisation a acquis une solide réputation. La Compagnie du Griffon, extension combattante de la Ligue, est souvent engagée lors d’opérations à grands déploiements. Les cargaisons d’armes, d’armures et d’Orferac sont systématiquement protégées par des dizaines de ces guerriers vétérans recrutés parmi les vétérans de guerre du duché désireux d’assurer leur retraite. Les visiteurs, principalement les alchimistes et les herboristes, les engagent pour chaque visite dans les forêts luxuriantes du sud de Jéranbourg dans la région de Jarnac. Foisonnants d’herbes rares et d’éléments d’alchimie réputés, ces boisés sont régulièrement exploités malgré les menaces d’animaux dangereux, ours et loups, et de brigands.

La marche d’Orferac ne se résume toutefois pas à sa principale cité. Au sud s’étend la courte chaîne de montagnes du Liais -connue pour ses pierres prisées par les sculpteurs- et les boisés de Jarnac. Réputés pour leur variété et leur grande utilité alchimique, ces bois regorgent également d’animaux et de brigands. Sur toute la frontière méridionale se dresse le terrible mur de Fel, construit par Horace Lenoir et financé par le chancelier Valérian Ronce-Coeur et son entourage. Défense impénétrable protégeant les marchands, celle-ci a cependant le désavantage de garder les brigands à l’intérieur des terres. Son principal point d’accès est le château d’Augasque, à quelques lieues à l’ouest du Lac de la Croisée.

À l’est s’étendent les plaines fertiles de l’Orferac. Les vignobles y sont légions et les conditions de vie fort agréables. La grande majorité de ceux-ci sont protégés par les gardes des divers marchands de Jéranbourg et les modestes troupes seigneuriales des barons locaux. Les attaques brigandes sur ces grands champs fortifiés sont toutefois étonnamment rares, ce qui fait dire à certaines mauvaises langues que les autorités ont tendance à acheter les larrons plutôt qu’à les affronter par les armes. Ces plaines sont par ailleurs hôtes de la fructueuse production d’Orferac. Boisson forte sucrée faite à base de vin, l’Orferac est populaire auprès des nobles et riches commerçants et est rapidement devenu la principale source d’exportation de la région. Flairant l’affaire, plusieurs autres marchands se sont associés au fil du temps avec les riches producteurs. À la suite d’une entente avec la maison Mandevilla, dans la Cité d’Yr, l’Orferac est exclusivement vendu à l’Emporium des Alcools libres d’Ébène.

Plusieurs hameaux et villages parsèment les plaines de l’ancien comté d’Orferac, notamment Bouvreuil, Androsace et Montpetit, pour ne nommer que ceux-ci. La grande majorité de ces villages sont peuplés de fermiers qui travaillent aux vignes et aux champs sous la supervision de barons et chevaliers aux maigres moyens financiers. Tous vivent toutefois dans le giron du marquis de Grandeherse. Conscients que des brigands pourraient soudainement et “aléatoirement” prendre d’assaut leurs terres si jamais ils devaient refuser de se plier aux volontés du haut-seigneur, ces nobliaux ont appris avec le temps à se montrer dociles et muets.

-Histoire-

Le sud de Fel fut de tout temps tiraillé entre son zèle religieux envers les souverains d’Ébène et ses lois et la famille Aerann fréquemment en conflit avec ceux-ci. Au début de l’ère royale, la région fut une grande partisane du Roi-Prophète malgré ses alliances avec les Aerann des Banches, même à l’époque où leurs némésis Lobillard régnaient sur Felbourg. L’est des terres, en Orferac, était alors dirigé par la famille Maetzelder, très proche des Aerann par mariage et établie depuis longtemps dans les traditions felbourgeoises. Ainsi, lorsque le comte des Banches, Aldrick Aerann, exigea de son allié de longue date de céder à sa fille, Salomé Aerann, le comté d’Orferac, le comte Maetzelder de l’époque se plia à ses volontés. Ce pari risqué devait se montrer profitable car, moins d’une année plus tard, les palatins Lobillard étaient renversés et Aldrick Aerann conquérait le titre tant convoité de seigneur-palatin de Felbourg.

Les années subséquentes sonnèrent tragiquement la déchéance de Salomé Aerann. Suivant les pas de son fils Adolf Aerann, elle prit le parti des envahisseurs du Vinderrhin et trahit le royaume d’Ébène et les Célésiens. Privé de sa comtesse, Orferac demeura dans une situation précaire et chaotique. Lorsque débuta la Guerre de l’Avènement, la région se trouva de nouveau déchirée entre ses barons appuyant le Monarque et ceux maintenant leurs allégeances aux Banches. Tout au long du conflit, Orferac comme Jéranbourg furent étroitement surveillés par les légions Aerann voulant à tout prix éviter une révolte en ses propres terres. Ainsi, lorsqu’Isadora Aerann épousa le souverain d’Ébène, autant les de Grandeherse que les barons d’Orferac poussèrent un soupir de soulagement.

Le sud du duché avait toutefois été grandement affecté par les aléas du siècle. Lors de la découverte de la Terre des Roses et la fondation de la nouvelle colonie, plusieurs villages et une partie de la cité furent abandonnés dans le grand exode qui suivit le départ des influents nobles Adonis Argenteuil et Hector de Grandeherse vers les contrées lointaines. Les pieux Célésiens de cette époque furent facilement persuadés de se faire colons de la Roseterre sacrée alors que Fel vivait à ce moment une période sombre sous la férule de l’hérétique Ferval. Laissées en décrépitude, diverses chapelles furent ainsi délaissées, ne reprenant leur grandeur qu’au milieu du siècle grâce aux bonnes oeuvres de la famille Tyssère qui se vit remettre le contrôle d’un fief en Orferac lors de la Guerre de l’Avènement. Ainsi, lorsqu’Isadora Aerann ordonna en 358 de fusionner Orferac et Jéranbourg, nul ne s’opposa réellement à la chose.

Médéric de Grandeherse fut le premier bourgmestre élu de la nouvelle entité politique. Neveu du célèbre Hector de Grandeherse, Médéric a grandi dans la ville marchande avec la branche de la famille de Grandeherse n’ayant pas quitté pour la colonie de la Terre des Roses. Élevé dans l’opulence générée par le commerce d’armes et d’armures, il était réputé pour rentabiliser n’importe quel investissement, faisant souvent fi de la sécurité des gens impliqués. Bien que les affaires familiales s’articulaient toujours autour de l’armement, il fit sa fortune dans le commerce de l’alcool d’Orferac.

Pendant près de deux décennies, le bourgmestre de Grandeherse maintint sur ses terres un fragile équilibre. Se terrant dans les forêts de la Fourchue et près des montagnes du Liais, des cohortes de brigands s’avouant parfois ouvertement fidèles à la mémoire de Salomé Aerann et son fils semaient peur et anarchie dans les seigneuries les plus modestes. Par un mélange de fermeté martiale et de diplomatie, de Grandeherse parvint à limiter leurs ravages tout en matant des barons les plus revendicateurs d’Orferac. Cependant, à l’été 380, un événement hors du contrôle du bourgmestre vint brouiller ses cartes. Le duc de Fel, Friedrich Aerann, décida unilatéralement d’offrir en cadeau à la Reine Adrianna, à l’occasion de sa propre union maritale avec la comtesse Vilda Lacignon de Laure, l’est du comté d’Orferac. La baronnie de Lotec et la région de la Fourchue, jusqu’alors sous le contrôle de Jeranbourg, passèrent sous le contrôle de la Couronne et se greffèrent au Domaine royal du Coeur d’Ébène. Cette privation de près du tiers du territoire d’Orferac déstabilisa l’économie locale et courrouça profondément de Grandeherse qui n’avait été aucunement consulté par son duc.

Confronté à des rumeurs de conspiration en provenance de Jéranbourg, le duc Friedrich Aerann décida, au moment de la sécession de Fel à l’été 381, d’user de son gant de velours pour s’assurer la loyauté de son subordonné. Ne pouvant pas combattre l’ennemi laurois, consolider ses alliances extérieures, tenir tête à la Divine Adrianna et lutter contre des opposants à l’interne, le duc offrit à Médéric de Grandeherse le titre nobiliaire de “Marquis d’Orferac”. Dès cet instant, l’homme n’aurait plus à assurer sa réélection à chaque décennie, ni à craindre les fourberies des seigneurs occupant ses terres. À l’inverse, le duc Aerann le forçait à prononcer publiquement des serments ancestraux auxquels de Grandeherse ne pourrait échapper. Enfin, aux côtés du Régiment ducal de l’Ours, la Ligue des Gardes de Jéranbourg lança un assaut sur la baronnie de Lotec afin de la reprendre aux mains de la Couronne d’Yr qui n’avait point respecté ses engagements en lien avec le mariage ducal. Depuis, la paix semble revenue en Orferac, pour autant qu’il soit possible d’empêcher l’avaricieux marquis d’Orferac de comploter et de manigancer.